Rencontre avec Yann Le Quellec

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De Keaton à la northern soul et l’air guitar, il n’y a qu’un pas ! Rencontre avec le réalisateur de « Je sens le beat qui monte en moi », un beau et surprenant premier film.

Je sens le beat qui monte en moi est une des plus jolies sorties de ces dernières semaines. Une jeune femme y est atteinte d’un drôle de toc : dès qu’elle entend de la musique, son corps se met invariablement à danser sans qu’elle puisse l’arrêter. La rencontre avec un féru de northern soul ne va pas arranger ses affaires. Quoique…

Comment est né Je sens le beat qui monte en moi ?

Plusieurs idées différentes se sont rejointes. Je ne suis pas spécialiste de danse contemporaine, mais j’ai vu un spectacle hommage à Pina Bausch, Out of context d’Alain Platel au Théâtre de la Ville et j’ai été obnubilé par une danseuse que j’ai trouvé extraordinaire. J’avais l’impression de voir un personnage de Tati qui évoluerait chez Minelli avec une profondeur et une mélancolie qui m’ont beaucoup touché. Ça m’a obsédé quelques temps. J’ai fini par appeler les Ballets C de la B, la troupe de platel, en décrivant la danseuse pour retrouver sa trace : c’était Rosalba Torres Guerrero. On s’est rencontré et je lui ai dit que je voulais absolument la voir sur un écran. Je n’avais pas encore de projet, mais c’est un peu le point de départ du film.
La deuxième chose, c’est que je prends le métro tous les matins, je passe par République et je n’en peux plus d’entendre tous les jours El condor pasa joué à la flûte de pan et de voir les gens danser devant les musiciens sur le ton de la plaisanterie. J’ai commencé à imaginer la possibilité qu’ils n’avaient pas le choix de cette danse, comme un syndrome de la danse forcée. La collision de Rosalba avec cette idée est devenu le prétexte du film : une jeune femme qui chaque fois qu’une mélodie surgit ne peut réprimer ses pulsions de gesticulation.
Je ne voulais pas que ce soit un film à sketches. Assez vite, j’ai rapproché ce qui me touchait dans ce syndrome, une sorte de handicap burlesque, de ce qui me séduit chez Serge Bozon qui joue Alain dans le film, que je connais bien et qui à sa façon est un personnage burlesque. Nous avons tous deux une passion pour la northern soul qui est un courant musical bien spécifique. J’ai eu envie de réunir les deux personnages : un autour de sa passion, l’autre autour de son syndrome et de ses supers pouvoirs de danseuse.

 

On pense à la comédie musicale dans le film. Mais ici la danse n’est plus une expression des sentiments, mais elle est subie par Rosalba. Cette contrainte donne une dimension burlesque au film, proche de l’univers de Buster Keaton.

On pense évidemment à la comédie musicale. Ce que j’aime moins dans certaines comédies musicales, c’est qu’il y a le temps de la vie et le temps de danse. Ce que je voulais par l’intermédiaire du syndrome, c’est qu’il y ait une interpénétration totale des deux : la danse malgré elle est dans la vie. Même quand la danse n’est pas là elle est toujours sur le point de surgir. Elle est là de façon latente. Mais je ne voulais pas non plus que ce soit un film de danse. Rosalba est danseuse, pas actrice (elle n’avait jamais tourné). Je voulais qu’il y ait des moments chorégraphiés mais qui soient de l’ordre de la gesticulation plus que de la danse au sens classique du terme.
Pour le burlesque, j’aime énormément Keaton. J’en ai revu pas mal avant le tournage, Les Fiancées en folie avec cette scène finale incroyable notamment. Il y a une logique de mouvement perpétuel avec un personnage qui est toujours sur le point de tomber, basculer, se relever et en même temps une mélancolie très forte. Il y a aussi Pierre Etaix pour des raisons proches et son côté dandy : le maintien, la conscience de soi qui fait que plus lourde est la chute, au sens propre comme au figuré.


Le film est drôle, mais aussi très douloureux. Si dans le burlesque, comme chez Keaton, le personnage finit par s’adapter aux situations pour s’en sortir, ici on sent que Rosalba a du mal ou n’arrive pas à les transcender.

Oui avec un bémol j’espère et c’est quelque chose qui est présent chez Keaton. Keaton est très impassible quoi qu’il lui arrive. Ce n’est pas non plus Harold Lloyd, mais ses expressions changent très peu. Souvent la rédemption vient par l’amour : sa maladresse ou son handicap de vie devient presque un atout ou un élément de charme. Ce que j’espère c’est que si le long du film le handicap de Rosalba est drôle, il est aussi vécu comme une purge qui la met en marge. La rédemption vient du fait que ce soit ça qui séduise le personnage d’Alain chez elle. Quand il comprend le syndrome, il s’en sert maladroitement puis ensuite le générique de fin montre un ré-enchantement possible : le syndrome devient un moyen de rendre plus lumineuse une vie à deux. J’espère que la fin est un peu plus optimiste.

 

Justement cette scène où Alain joue de la flûte chez Rosalba est très belle, mais très dure. On oscille entre le charmeur de serpent avec la flûte et la prise de contrôle sur son corps.

Tout à fait. Pour moi, il y a deux temps. D’abord il comprend le syndrome et se retrouve en situation de puissance et de maîtrise par rapport à elle. On est presque dans Le Joueur de flûte de Hamelin : il souffle et elle bouge. Puis il se rend compte de ce qui se passe vraiment et qu’elle souffre. La toute fin induit que c’est moins une question de prise de pouvoir que la possibilité de jouer avec elle. Le moment où lui comprend le pouvoir est assez violent. On souffre pour elle.

S’il n’y a pas d’hésitation sur la fin qui est assez lumineuse, il y a une brève scène où on découvre chez Rosalba une salle insonorisée, presque capitonnée. Ce n’est pas très appuyé par la mise en scène, mais c’est extrêmement dur comme plan.

Elle dort dans une chambre insonorisée par des boîtes d’œufs. C’est la raison pour laquelle il lui dit : « t’as de beaux œufs tu sais ! » Je ne sais pas si on se rend bien compte de l’espace. Mais c’est assez dur oui. Elle ne peut vivre que seule et cloîtrée. Justement à la fin, ils se retrouvent non plus dans cette chambre, mais dans un endroit où la musique peut surgir librement.


Le film tourne autour de la question de la libération de Rosalba en fait avec un joli clin d’œil à la Statue de la Liberté sur une petite place de Poitiers. C’était prévu dès l’origine ?

Non. On a tourné à Poitiers parce que la région Poitou-Charentes a participé au financement du film. J’avais envisagé de tourner à Paris, mais réquisitionner pendant deux jours Notre-Dame de Paris en plein mois de juillet n’est pas la chose la plus aisée qui soit. Après pourquoi Poitiers plutôt qu’un autre endroit de la région ? En fait, j’ai trouvé que c’était une ville à la fois jolie et incongrue. C’est une ville qui est sur une sorte de dôme, donc au milieu de tout le reste, mais un peu à part, ce qui m’intéressait par rapport à la dimension de conte que je voulais apporter au film. La ville devient une sorte de royaume en soi. C’est un lieu homogène d’un point de vue architectural à l’exception de quelques éléments qui apparaissent totalement incongrus et donc très drôles comme cette Statue de la Liberté qui surprend au cœur de la ville, le centre Pierre Mendès France qui a la forme d’une boule totalement futuriste à côté d’une cathédrale du XVIe siècle. Et puis il y a des monuments qui font la fierté des habitants et dont je n’arrive pas bien à comprendre pourquoi, comme ces jets d’eau magnifiques qui sont assez bas et ne dépassent pas les 50cm de haut. Comme il n’y a pas d’enseignes, de publicités, la ville a un caractère intemporel qui permet de rester sur des éléments très épurés avec des partis pris très simples (une couleur pour elle, une pour lui) et des figurants qui se fondent dans les tons de la ville. Une idée de conte moderne mais déréalisé, un peu plus vacillant au réel.

 

D’où la séquence de rêve ?

Là l’enjeu c’était de créer quelque chose de poétique mais à partir d’éléments concrets comme un gros plan sur un pied. L’idée était de voir que dans sa configuration mentale Rosalba s’est créé son propre monde depuis son handicap, qu’elle rêve différemment des lieux qu’elle connait avec l’envie que ça se concrétise.

Peu à peu dans le film, son handicap peut devenir quelque chose de positif, qu’elle peut éventuellement utiliser. Je pense à la scène du restaurant où la danse pourrait presque apparaître comme un élan romantique ou une parade amoureuse.

Oui, mais en même temps à ce moment-là on la sent aussi gênée par ce qui se passe. C’est un premier rendez-vous et ce qui pourrait paraître comme de la parade amoureuse devient assez incongru pour le personnage d’Alain qui se demande pourquoi elle se trémousse au milieu des pizzas ! Il y a une parade amoureuse inconscience. Pour moi, il y a une ironie dramatique dans le sens où le spectateur est en avance sur Alain puisqu’on sait pourquoi elle bouge mais que lui peut prendre ça pour une parade amoureuse. Mais comme il est timide et qu’elle avait l’air un peu rêche, il est assez surpris. Et elle cherche sans succès à lui révéler son syndrome. Puis ça s’inverse, quand on se retrouve dans le silence, c’est lui qui devient maladroit.

Au contraire dans la scène suivante, la fête chez le voisin, la danse est toujours subie mais passe inaperçue car elle est socialement…

…admise ! C’est le moment où Rosalba est sur son terrain. Elle est sur un dancefloor, elle ne peut faire autre chose que danser et elle le fait très bien. Les forces se renversent un peu : elle l’emmène sur son terrain et il doit se confronter à une chose dans laquelle il paraît moins à l’aise au départ, mais qui devient assez vite jubilatoire par l’attraction qu’il a pour elle.

Les moments de danse étaient très chorégraphiés, très travaillés en amont ?

Oui et non. On a beaucoup répété pendant un an à intervalle régulier selon l’emploi du temps de Rosalba qui voyage énormément et danse partout dans le monde. Ensemble, à partir de scènes, on travaillait en improvisation puis on resserrait pour trouver les mouvements clés, le rythme de la scène. J’adaptais ainsi la mise en scène et le découpage aux mouvements mais sans que l’ensemble soit totalement chorégraphié. On structurait des passages autour de l’esprit et du rythme de la scène. Elle avait au tournage toute liberté de proposer des choses à partir de ce travail préalable. Et c’est quelque chose d’incroyable avec Rosalba : comme elle a dansé avec les plus grands chorégraphes, elle a l’habitude de travailler avec des gens qui proposent des choses, qui ne sont pas seulement d’excellents techniciens. Pour moi c’était extraordinaire, j’avais l’impression d’avoir un super héros qui pouvait s’emparer d’une chaise et produire des choses qui me semblait quasiment défier les lois de la gravité ou la raison et du coup m’enchantait.

Les deux dernières scènes de danses sont tournées et découpées de manière très différente. La première chez le voisin est très découpée, la seconde chez Rosalba est quasi intégralement en plan séquence.

La première est très découpée car ça prend du temps pour les deux de se retrouver dans le même cadre. Ce sont d’ailleurs leurs pieds qui se retrouvent d’abord dans le même plan. Sinon, ils dansent l’un en face de l’autre, mais chacun dans leur cadre. A l’inverse, plus on s’approche du dénouement chez elle, plus une fluidité se crée avec quelque chose de plus organique. On passe en caméra à l’épaule et quasiment en plan séquence avec une tension amoureuse palpable. Ils se sont trouvés amoureusement et dans le cadre. C’est finalement eux qui imposent le mouvement et il ne reste qu’à les suivre.

J’aimerais qu’on parle de la carte qu’établit Rosalba. C’est un très bel objet.

Je suis passionné par les guides. J’ai des guides de Paris de toutes les époques. Avec les guides et les cartes, chacun peut construire son propre itinéraire et sa propre construction presque théorique d’une ville. La carte de Rosalba recense les différentes nuisances théoriques possibles avec des degrés d’intensité. Elle est très rationnelle car avec son syndrome ce qui compte c’est de savoir à quel moment et quel endroit éviter l’association des accordéonistes qui se réunit, où les enfants passent en chantant le matin… En même temps, c’est un peu absurde : c’est un regard de biais sur un quotidien auquel on ne fait plus attention. Quand on tournait, quand on vit avec un personnage qui a ce syndrome-là, d’un point de vue très pratique, quand on croise un joueur de banjo dans le métro, on ne peut s’empêcher de se poser la question : « si j’étais comme ça, qu’est-ce que je ferais ? Quelle serait ma vie et mes déplacements ? » Il a fallu prendre les choses de manière très concrète, envisager le quotidien sous un autre angle : l’angle du son essentiellement. Donc je voulais que cette chose très théorique trouve une existence concrète.

 

Le lien entre musique, timidité, difficulté amoureuse a l’air de beaucoup vous préoccuper. C’était aussi le sujet de votre BD Love is in the air guitare réalisée avec Romain Ronzeau.

Oui, c’est vrai. C’était une BD sur l’air guitar, donc de l’art de jouer de la guitare sans guitare ! Il y a un rapport à la musique comme point commun de gens a priori différents, mais qui n’auraient aucune chance de se rencontrer sinon. Il y a cette idée qu’à partir de chose à peu près invisible, on puisse créer une communauté affective, voire amoureuse, très forte. L’air guitar c’est une communauté de gens très fous, et souvent très étonnants, du monde entier et de tous les âges qui tourne littéralement autour de rien – de l’air – mais qui le font très sérieusement. Dans Je sens le beat qui monte en moi, c’est à peu près la même chose : des sons qui déjouent les registres sociaux ou culturels. C’est vrai de la musique et encore plus de la northern soul qui est vraiment spécifique et que j’adore comme musique à la fois dansante et mélancolique, mais qui, comme dans l’air guitar, forme une communauté improbable. Ce sont les prolos anglais dans les années 60 qui vont chercher du label B de soul, de motown, s’habillent comme des Lords et créent leur propre univers. Je trouve ça très beau comme revendication : une revendication politique et sociale, mais qui ne prend pas ces outils-là, mais passe directement par la musique. J’aimais l’idée que la réconciliation dans le film passe par cette musique qui est totalement hybride et impure.

Vous vous trouvez des parentés avec d’autres réalisateurs aujourd’hui.

Sur la question du burlesque, j’aime beaucoup le travail d’Abel, Gordon et Romy. Il y a des choses qui sont plus proches de la team comedy. Apatow évidemment qui n’est pas du burlesque pur, mais chez qui on retrouve des personnages qui se confrontent à leur milieu. C’est pour moi une possible version contemporaine du burlesque. Certains films de Jim Carrey aussi… Après il y a aussi des influences qui sont moins directement burlesque. C’est d’ailleurs un genre qui n’est plus beaucoup exploité sans que je ne m’explique vraiment pourquoi. En Belgique bizarrement, pas mal de personnes semblent à l’aise dans ce registre.

Des projets pour la suite ?

J’espère tourner un film en septembre dont on recherche les financements. C’est un moyen métrage, toujours mélancolique et burlesque, sur des hommes-sandwiches à vélo dans les montagnes. C’est un facteur à la retraite qui reprend du service et se retrouve à la tête d’une équipe d’hommes-sandwiches adolescents sillonnant les montagnes. Le projet s’appelle Quepa sur la villeni qui est une anagramme de « panique sur la ville ». Je voudrais passer d’un film urbain à un film 100% en extérieur dans une région que je connais bien qui est sidérante en termes de population et de lieux avec un potentiel burlesque assez fort : le Massif des Corbières. Et je réfléchis aussi à une adaptation de la BD pour le cinéma.

 

Propos recueillis par Mickaël Pierson – Juin 2012

À lire
: la critique de Je sens le beat qui monte en moi.


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