Entretien avec Abel, Gordon, Romy à propos du film « La Fée »

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Lunaire et passionné, le trio de clowns-auteurs Abel, Gordon, Romy ouvre les portes de la fabrique de « La Fée ».

A « l’école de l’imaginaire et de la poésie », Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy signent leur troisième film en neuf ans. Sans se départir d’une réelle dimension cinématographique, La Fée doit aussi beaucoup au passé du trio dans les arts vivants.


Vous retrouvez vos personnages de L’Iceberg et Rumba. Mais La Fée est-elle une suite directe des précédents films ?

Dominique Abel. C’est une question qui revient souvent. Nos personnages commençaient sur une crise de couple dans le premier film. Dans celui-ci, on filme leur rencontre…

Fiona Gordon. Ce sont des personnages récurrents que l’on retrouve dans différentes situations. Un peu comme des Laurel et Hardy…

D.A. Ils ne sont pas les mêmes d’un film à l’autre non plus. Ils ne sont pas figés, comme peut l’être le personnage de Charlot par exemple. Il peut y avoir des différences…

Comment est venue l’idée de transposer ces personnages dans un conte de fées ?

D.A. Il y avait plusieurs idées, écrites auparavant, qui avaient échoué. On avait l’histoire d’une ado qui accouche dans un hôtel et y laisse son bébé. Il atterrissait ensuite dans les bras de Fiona. Mais ce début était trop moralisateur. On avait aussi écrit quarante pages sur une femme qui tombe en panne de voiture dans la campagne. Elle trouvait un bidon d’huile duquel sortait un génie : « Bonjour, je m’appelle Dom, tu as droit à trois souhaits ». Ça n’a pas été beaucoup plus loin. Et il y avait cette idée d’un court métrage avec deux personnages très myopes. Mais vraiment très myopes ! Par-dessus ça, à chaque passage que l’on faisait au Havre, on y voyait un décor extraordinaire, intemporel. La somme de tous ces éléments a fini par donner La Fée

 


Jouer sur les codes du conte de fées vous tentait ?

Bruno Romy. C’est ce que l’on prétend dans le dossier de presse. On a fait cette analogie après coup. Alors que, sans être accidentel, c’est plutôt inconscient. On s’amusait comme ça.

Dominique Abel. Souvent, ça passe par une entente entre nous. Il n’y a pas d’analyse ou de script doctor. Mais quand on faisait les repérages, on a parlé de la tour, puis quelqu’un de chez mk2 nous a soufflé l’idée du baiser qui réveille la princesse…

B.R. Et les clandestins devenaient des pages qui allaient aider Fiona. Comme le film s’appelle La Fée, les gens ont eu tendance à chercher des rapports dès l’écriture du scénario.

D.A. Ça nous plaît de trouver des métaphores visuelles, mais c’est toujours à moitié conscient seulement. Nous ne partons pas d’un principe : c’est ce langage qui nous inspire. La poésie, le visuel, le comique. On réalise de la même façon, en partant de l’improvisation dans une salle vide. Pendant six ou neuf mois, on fait des essais, on trouve notre manière de réaliser, les effets spéciaux… Nous ne sommes pas des théoriciens. Tout ce qu’on se dit, c’est : comment mettre notre jeu en évidence ?

B.R. Dans le cinéma, c’est le scénario qui prime. Certains bossent leur écriture pendant trois ou quatre ans. Je veux dire, ils ne font rien d’autre que ça, écrire, écrire et écrire. Pas nous, il nous faut passer à l’action le plus vite possible, en trois ou quatre mois.

Du coup, est-ce difficile pour vous de trouver des financements ?

B.R. Au début, c’était très compliqué. On a mis quatre ans pour trouver l’argent nécessaire au premier film. Mais, même si on ne peut pas dire que c’est plus facile pour autant, on a tout de même fait trois films en neuf ans…

Les sélections à Cannes ont-elles donné un coup de pouce ?

D.A. Oui, et mk2 surtout. Avant le premier court métrage, le refrain a été : « attendez les gars, ce que vous faites, ça marche pour le théâtre mais ça ne passera jamais au cinéma ! ». Ensuite, on a eu droit à quelque chose comme « bon okay, ça marche parce que c’est le premier. Attendez le deuxième. ». Au troisième : « Vous allez voir, ça ne marchera jamais sur un long format ». Il y a eu comme ça des espèces d’étapes, comme pour tous les cinéastes je pense. Il faut faire ses preuves. Mais il y a eu un moment important qui a été la finition de L’Iceberg. On avait une sélection à San Sebastian et on s’est dit qu’il nous fallait des partenaires en France. On a rencontré tout un tas de gens qui nous ont dit : « c’est très drôle, mais c’est invendable ». Heureusement, mk2 n’a pas eu cette vision-là. Ils nous ont plutôt dit : « ça demande du boulot, mais on va le prendre ».

F.G. Comme Bruno le disait, on n’est pas très portés sur les rebondissements. On cherche vraiment à mettre en valeur les personnages et leurs fragilités. On s’attache vraiment à ça, sinon les gens deviennent plus intéressés par ce qui va arriver ensuite plutôt que de prendre du temps avec les personnages.

B.R. La matière du film, on ne peut pas la mettre sur le scénario. Tant qu’on n’a pas testé, c’est impossible. Il faut que l’on teste avant d’écrire.

Un des aspects les plus intéressants de vos films est la valeur que vous accordez au cadre. Vous tournez souvent en plan fixe et d’ensemble…

D.A. Nous n’avons pas fait d’école de cinéma. Donc on a appris tout seul. Pour ce qui est du cadre, les plus grands danseurs de comédies musicales ont abordé cette question, mais il fallait le découvrir par nous-mêmes. Dans un cadre fixe, le corps peut vraiment s’exprimer. Et le corps part des orteils jusqu’aux oreilles, donc il faut reculer.

F.G. On a l’habitude aussi de ne pas avoir de réalisateur qui nous dise où regarder. C’est un plaisir de pouvoir découvrir le truc drôle nous-mêmes.

Quelle est votre approche dès lors ? Définissez-vous le cadre en premier ?

D.A. On veut mettre le jeu en évidence. Donc oui, c’est le cadre qui dicte le découpage. Pendant environ huit mois, on travaille en studio, comme au théâtre. Trois mois avant le tournage, on se rend dans la ville. Là, les choses peuvent changer. Parce que telle rue n’est pas comme on l’avait imaginée, etc. Il y a beaucoup de discussions pendant le repérage.

B.R. Et il y a la queue devant la caméra ! Il ne faut pas oublier que nous sommes trois à réaliser, ce qui peut prendre des plombes.

F.A. Être devant et derrière ne nous pose pas de problème. Mais c’est vrai que ça prend du temps pour que chacun regarde le cadre.

D.A. Il y a des acteurs, et des clowns même, qui font appel à des metteurs en scène. Nous, on a pris cette veine, qui est commune avec les pionniers du cinéma. On a appris sans metteur en scène à construire des histoires, comment écrire pour être drôle, comment jouer pour faire rire des gens… Là, le passage sur les planches a été essentiel. Parce que tu ne peux pas improviser un film, tout comme tu ne peux pas t’improviser clown-auteur. Les pièces ont été un peu comme des films. Tati a fait quinze ans de music-hall, Chaplin était clown dans un cirque ambulant, Keaton a commencé à quatre ans avec sa famille. Tu commences à apprendre à faire de la couture sur ton corps, à développer ton sens de l’espace, du timing, de la réaction en groupe…

Sauf qu’au théâtre, le public réagit directement. Est-ce que vous vous demandez parfois si les gags vont fonctionner ou non ?

F.G. Le cinéma change la nature du jeu. Effectivement, on n’a pas notre partenaire-public. On joue sur d’autres propositions, qui correspondent peut-être plus à un espace dans un cadre.

D.A. Le théâtre est vraiment la bonne école. Déjà parce que ça t’apprend à te faire rire toi, avec ton corps et ton regard. Et comme c’est un lieu épuré, tu dois choisir des formes et des couleurs simples. Ça oblige à un décalage et à une poésie permanente. C’est l’école de l’économie, de la poésie et de l’imaginaire. Le public est très friand de ça dans les arts vivants. Depuis le parlant, c’est moins le cas au cinéma. Ce n’est pas que les gens n’aiment pas ça, mais le cinéma est devenu plus naturaliste, plus psychologique. Plus dialogué.

La poésie naît-elle du bricolage ? Vos films seraient-ils les mêmes avec un gros budget ?

D.A. On cite souvent les Monty Python qui, lorsqu’ils faisaient Sacrée Graal, avaient remplacé des chevaux par des noix-de-coco par manque de moyens. Bon, on a appris plus tard que ça n’était pas du tout la raison. La vérité, c’est juste que cette idée était géniale.

B.R. Quand je lis parfois que La Fée est un petit film pas cher, je ne comprends. C’est peut-être pas excessif pour le milieu du cinéma. Mais enfin il y a quand même une quarantaine de personnes qui bossent pour nous pendant des semaines. C’est déjà énorme !

D.A. Mais c’est marrant, parce qu’on finit par le ressentir aussi dans le processus de finition du film. Petit à petit, on oublie ces personnes qui se tordent dans tous les sens derrière le cadre. C’est une vraie communauté qui apporte beaucoup, dans la manière de filmer ou sur les décors. C’est un petit exemple anecdotique et insignifiant, mais il y a cette scène où je sors de prison et où je me tourne vers une mouette pour lui demander : « Fiona ? ». Au moment de filmer, l’accessoiriste a fait la remarque : « mais il n’y a pas de mouette ! ». Il en a bricolé une avec deux éponges et une pince à linge pour faire le bec, en cinq minutes… Bon quand on regarde bien, on le voit. Mais c’est ça qui est génial aussi !

Faire de la poésie signifie-t-il pour autant que l’on doive se déconnecter du réel ? Le côté chronique sociale de La Fée était-il inconscient ou non ?

D.A. C’est un peu dans tous nos films, cet espèce d’ode à l’anticonformisme et aux gens à la marge…

F.G. Le contexte urbain de La Fée magnifie peut-être un peu la précarité dans laquelle se trouvent les personnages…

B.R. Et puis, plus le burlesque est ancré dans le social, plus il est drôle.

D.A. Déjà les Chaplin faisaient ça, par rapport au rêve américain. « Si vous voulez travailler, allez-y, vous allez devenir riche ». Chaplin répondait : « moi je veux bien, mais y’a pas de boulot ! » On sent aujourd’hui qu’il y a dans les sociétés occidentales cette espèce de tiraillement des inégalités. Bien sûr, nous ne sommes pas des politiciens. Mais les clowns sont là aussi pour aborder ces sujets, avec humour et auto-dérision. Ce langage souterrain me parle énormément, c’est un peu ce qui m’a poussé à faire le clown…

Propos recueilllis par Batiste Ostré

Titre original : La Fée

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Genre :

Durée : 93 mn


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