Le Grand saut (The Hudsucker Proxy – Joel et Ethan Coen, 1994)

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L´Ascension d’un imbécile.

Le Grand saut (The Hudsucker Proxy), réalisé en 1994 par les frères Coen, constitue l’un des plus gros budgets de leur première partie de carrière cinématographique, jusqu’à Intolérable Cruauté (2003) et leurs films suivants qui ont tous mobilisé de grosses ressources techniques et financières.
Cependant, les moyens mis en œuvre pour la réalisation du Grand saut n’ont pas suffi à ce que le film soit un succès. L’échec retentissant qu’a subi le film à sa sortie peut se justifier par diverses raisons mais il paraît évident que les spectateurs, à ce moment-là, s’attendaient à autre chose de la part des deux frères.
Le début des années 1990 voit la montée en puissance d’un élan de postmodernisme mené par des cinéastes dont les plus connus sont Quentin Tarantino, Tim Burton et le duo formé par Ethan et Joël Coen. Des cinéastes avant tout cinéphiles, qui n’hésitent pas à faire de leurs références cinématographiques une marque personnelle, en remaniant chacun à sa sauce les codes et conventions de certains genres surexploités. C’est avec le film noir et le film fantastique que ces hommes ont enthousiasmé leurs premiers spectateurs, en exploitant ces genres entre violence et cynisme (Blood Simple, 1984 ; Miller’s Crossing, 1990 ; Barton Fink, 1991).
Alors, quand The Hudsucker Proxy débarque sur les écrans en 1994, c’est tout à fait autre chose que les cinéastes proposent aux spectateurs. Le ton de cette « première » comédie des deux frères ne se rapproche en rien de leurs premiers films, même de Arizona Junior qui n’assumait pas le même délire. C’est au fur et à mesure des années que spectateurs et critiques ont appris à composer avec les extravagances des deux frères. Leurs autres comédies qui ont suivi ont connu un succès relatif, à l’image d’Intolérable Cruauté et de Burn After Reading (2008).

Oublié, donc, le film noir. C’est le Classicisme de l’Âge d’or hollywoodien que les frères Coen décident de revisiter avec The Hudsucker Proxy. A l’instar d’un Paris si souvent fantasmé, les Coen exposent ici des décors de studio, un New-York en carton-pâte bien trop stylisé pour avoir un jour pu exister. Preuve en sont les backgrounds qui nous montrent une City-maquette à l’arrière de personnages éclairés par une lumière de studio plus que bienvenue au milieu de tous ces artifices.
Le H de Hudsucker Industries que l’on retrouve un peu partout dans le film passe de simple lettre d’acier à un symbole représentant le monde de l’entreprise et la pression qu’elle engendre sur les humains qui la composent (les sous-sols de l’entreprise font d’ailleurs écho à certains espaces du Metropolis de Fritz Lang, 1927). Ce H, lourd de sens, n’est pas sans nous rappeler le même poids qu’elle représentait dans le film de Douglas Sirk, Écrit sur du vent (Written on the Wind, 1956) où le H de l’entreprise pétrolière de feu Mr Hadley représentait un héritage maudit, une contrainte, pour toute la descendance Hadley. Le fardeau n’est cependant pas le même. Dans le film de Sirk, c’est la pression d’un père décédé qui pèse sur des enfants qui ne veulent pas d’un tel héritage. Dans The Hudsucker Proxy, c’est la charge oppressante d’un système mécanique dévaluant l’humain pour mieux faire profiter le rendement qui pousse le président Hudsucker à se défenestrer du 45ème étage en pleine réunion d’actionnaires.
Et qui les frères Coen ont-ils choisi comme héritier ? Un imbécile, rien de moins.
  
 

 
 
Les idiots et les frères Coen, c’est une longue histoire. Dans tous leurs films, les cinéastes composent avec une caractéristique essentielle, fondement même de leurs personnages et de leurs attitudes : leur apparence de sots, pour certain seulement crétins, pour d’autres franchement dégénérés. Ils sont tellement doués que le spectateur réussit à s’attacher à tous ces imbéciles. On est d’abord pris de compassion pour le brave, mais pas très futé Charlie, dans Barton Fink, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il est en fait un psychopathe ambulant, de même que le grand bêta Grimsrud, dans Fargo (1995). Mais tous les idiots des frères Coen ne sont pas des malades mentaux. Le rôle qu’ils ont offert à Brad Pitt dans Burn After Reading est un véritable coup de maître, tant ils ont réussi à détourner l’image même de l’acteur, lui concoctant un personnage d’idiot du village. Si risibles soient-elles, ces constructions typiquement coeniennes renferment cependant des paradoxes, fondement essentiel d’un bon personnage. Leur innocence leur joue des tours, leurs niaiseries les font souvent se détourner du propos du film mais leur sottise n’est finalement qu’un prétexte inhérent aux personnages qui nous surprennent par la suite.
Norville est un jeune provincial arrivé à New-York sans expérience (autant professionnellement que sentimentalement, semble-t-il). L’air semi-naïf, péquenot, il ne se distingue en rien d’emblée, si ce n’est par son aubaine. Souverain du hasard, Norville va connaître une ascension si rapide et florissante (le passage du préposé au courrier au Président des industries Hudsucker se fait en peu de temps) que la chute n’en sera que plus rude. C’est par perversion et avec une tonne d’idées derrière la tête que Mussberger se débrouille pour que Norville soit élu président. Avec un tel idiot à la tête de l’entreprise, Mussberger a tout à y gagner.
 
 

 
 
Face à Norville, il y a une femme. Et quelle femme ! Amy Archer est à l’image de la Femme selon les frères Coen. Toutes semblent issues d’une même portée, où la féminité s’allie à la force, la sensualité à la virilité. Comme Marge Gunderson (Frances McDormand) qui tient le rôle du chef de police dans Fargo, Amy Archer (interprétée par Jennifer Jason Leigh) s’affirme au sein d’un métier à l’époque encore éminemment masculin. Journaliste, cette dernière n’hésite pas à aller sur le terrain et à taper du poing. Mais sa froideur d’enquêtrice va rapidement se combiner à la sentimentalité de la femme amoureuse. Ne pas se laisser marcher sur les pieds voilà le credo des femmes coeniennes. Elles canalisent l’idiotie des hommes qui les entourent.
 
 

 
C’est ainsi entre satire et ironie que les Coen brossent le portrait d’une industrie riche et autoritaire, pour ne pas dire capitaliste, où le souci de productivité dépasse de loin la bienveillance des pauvres. Le film dénote un côté un peu « conte de fées » en jouant sur l’aspect manichéen de la confrontation des personnages qui semblent se complaire dans des rôles qui, du même coup, limitent leurs actions et réflexions. Mussberger, incarné par Paul Newman, est sournois et représente ce qu’il y a de plus vil dans cette entreprise, avec un côté « pète-sec » qui sied parfaitement aux bons méchants des films Disney.
Et il y a l’horloger, caché dans les rouages de la pendule géante, sorte de Chronos New-Orleans, qui maîtrise le Temps à la manière d’un grand sage. Dans les contes de fées, les héros courent après le Temps contrôlé par un sorcier. Dans The Hudsucker Proxy, tel un magicien de l’ombre, humble et soumis à la bonne action, l’horloger sauve Norville sans que ce dernier ne sache si sa survie (malgré une chute de 45 étages) tient d’un miracle ou de la chance. Mais n’est-ce pas la même chose, finalement ?
De la même manière, le couple faussement improbable entre Amy Archer et Norville est tourné en dérision dès le début. La New-yorkaise et le provincial ne semblent rien avoir à faire ensemble, si ce n’est pour les besoins de l’enquête de la jeune journaliste, qui sera elle-même victime de sa propre mise en scène. Cet amour, surtout platonique, est fondé sur des relents de naïveté qui collent bien à la mise en scène. De même que les décors nous semblent n’être que des maquettes, la relation entre Amy et Norville nous paraît toujours trop légère, embourbée dans son propre miel. L’ironie dans le traitement du couple ira jusqu’au bout en nous proposant un baiser digne des plus grands classiques du cinéma. En jouant sur ces clichés plutôt dépassés, les cinéastes nous permettent de visiter du déjà-vu parfaitement renouvelé.
 
 

 
 
Durant toute la première partie du film, on retrouve un même leitmotiv (un simple cercle dessiné sur un bout de papier) et une même rengaine qui sort de la bouche de Norville ("You know, for kids!") qui amènent à se questionner sur la signification d’un symbole aussi simpliste. Le mystère est résolu lorsque Norville devient président de l’entreprise Hudsucker, mettant sur le marché ce fameux cercle en plastique nommé le hula hoop. Le lamentable échec du lancement du jouet fait de Norville un entrepreneur abattu mais ce n’est qu’un faux présage. Encore une fois, la chance va se ranger de son côté et le concept du hula hoop va connaître un véritable triomphe. Les frères Coen mettent en images, brillamment, une scène hors du temps. Celle où il suffit d’un enfant, d’un seul, pour que la mode soit lancée. Le cerceau rouge va suivre un petit garçon à travers les rues. Lorsqu’il le remarque, l’enfant s’arrête pour observer ce hula hoop à l’air étrange. Le jouet fait des ronds autour du garçon, se rapprochant de lui, comme apprivoisant un être méfiant. Le jeune gamin l’attrape, fusionne avec le jouet, danse tel un acrobate du ventre, devant une foule d’enfants tous désireux de profiter eux aussi d’un tel instant. Cette course sensible et audacieuse, entre le cerceau et le garçon, n’est pas sans rappeler une autre scène, tout aussi poétique et burlesque, entre l’enfant et le ballon rouge d’Albert Lamorisse (1). Dans les deux cas, c’est un moment suspendu, mutique et spontané, qui donne à ces quelques minutes de vie un rythme flottant, incertain, où rien d’autre ne compte que le simple plaisir procuré par un objet primitif dont la banalité est rehaussée par sa matérialité.
L’adulte avec une âme d’enfant, voilà ce que représente Norville, à l’image de nombreux burlesques, tels Pierre Étaix, Jacques Tati ou encore Charles Chaplin. C’est aussi cela que le film en son entier révèle : la difficulté pour un homme de faire face aux sombres machinations qui cherchent à pervertir les émanations poétiques et enfantines de son cœur adulte et responsable mais à l’ardeur encore innocente.

(1) Le Ballon Rouge (Albert Lamorisse, 1956).

Titre original : The Hudsucker Proxy

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Durée : 111 mn


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