Kim Ki-duk, la violence et l´humilité

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Parent un peu oublié par la critique parmi la nouvelle génération coréenne, l´oeuvre fleuve de Kim Ki-duk montre pourtant une belle unité et quelques moments de grâce, malgré une tendance programmatique qui limite parfois la prise de risque.

Soyons franco-français, rabattons l’étranger sur ce qu’on connaît : Kim Ki-duk, c’est un peu le François Ozon coréen : émergence dans la seconde moitié des années 1990, production rapide et massive (au moins un film par an) et application d’un système dont la source peut tendre à se tarir faute d’un réel renouvellement. Sauf que la production systémique du Coréen est sans doute riche de plus de possibilités et de rigueur que celle du Français. A la manière de François Ozon, Kim Ki-duk a éveillé l’intérêt avec ses premiers films dès 1996, puis obtenu une reconnaissance à la fois critique et publique avec une production plus tardive (L’Île en 2000 et Bad Guy en 2001 notamment). En 2003, Printemps, été, automne, hiver… et printemps est un succès d’estime à l’international, de même qu’un film marquant et dont la force et la beauté se maintiennent plutôt bien quelques années plus tard. A la diffusion très discrète précédant l’œuvre de la révélation succèdent des sorties rapides (en moins de deux ans déboulent sur les écrans français Adresse inconnue, The Coast Guard, Samaria et Locataires), en masse, bénéficiant certes d’une visibilité un peu plus importante, mais faisant fi de la chronologie de production. Malheureusement, depuis L’Arc (2004, mais sorti en France fin 2005), l’exploitation de ses films se fait de manière plus modeste et plus brève sur les écrans français.

Kim Ki-duk ne possède pas l’aura de ses collègues occupant ce même Coin du cinéphile. Malgré un passage récurrent par les plus grands festivals (plusieurs sélections cannoises, Ours d’argent pour Samaria, Lion d’argent pour Locataires…), la critique internationale ne l’a pas hissé au rang d’auteur majeur. Plus populaire, plus accessible peut-être que certains de ses collègues, Kim Ki-duk semble subir la malédiction qui touche les réalisateurs à l’œuvre boulimique (à ce jour seize films en quinze ans) que la rapidité de production rend suspects, voire discrédite. La tentative – qu’elle soit heureuse ou malheureuse – paraît lui importer plus que le parachèvement du film parfait et balisé. Moins que le chef-d’œuvre, le Coréen semble dessiner une filmographie fleuve dans laquelle chaque film est un nouvel échelon, une nouvelle pierre jamais réellement identique à la précédente mais dont l’ensemble est impressionnant de cohérence aussi bien thématique que structurelle. A l’éventuelle déception devant l’objet-film lors de sa sortie succède à la revoyure – sans en excuser les défauts et maladresses – la redécouverte et l’affirmation de quelques fils qui habitent les productions du réalisateur.

La marge comme centre

Il s’agit peut-être là de la piste la plus évidente des films de Kim Ki-duk. Chacun à sa manière met en avant un personnage (ou deux) solitaire. Celui-ci est isolé, en marge de la société, que ce soit volontaire ou non. Cet isolement peut être géographique, le personnage s’exclut alors le plus possible de la compagnie de ses semblables par l’élection d’un lieu de vie éloigné des centres urbains, limitant ainsi le contact humain à la nécessité de sa subsistance ou de sa fonction. La jeune femme de L’Île accueille quelques pêcheurs et des prostituées pour leur divertissement, elle-même se prostituant quelquefois. Le moine et l’enfant de Printemps, été, automne, hiver… et printemps vivent dans une cabane sur l’eau reculée dans les montagnes – faisant dire à certains personnages « c’est une vallée vraiment paumée » –, recevant de temps à autre des âmes malades pour une retraite. Ou encore le couple de L’Arc dérivant sur leur embarcation. Ces trois films marquent d’ailleurs un isolement par l’eau : barrière naturelle, difficilement franchissable sans bateau, elle protège du monde extérieur et fait de l’espace habitable un microcosme hors du temps contemporain, préservé des assauts de la modernité et quasi autosuffisant. En dernier recours, l’eau permet aussi la fuite (toute habitation aquatique se meut chez Kim Ki-duk, à l’image des plus belles séquences de L’Île et de Printemps…) et la disparition (l’eau comme dernière demeure) de soi ou de l’autre.

 

Printemps, été, automne, hivers… et printemps (2003) & L’Île (2000)

Mais à cet isolement géographique, peu répondre un isolement plus psychologique. C’est le cas de la grande majorité des films du cinéaste. Les personnages sont au cœur de l’espace urbain, mais isolés par leurs comportements et leur quasi refus de se mêler au monde. Si pour le jeune héros du magnifique Locataires (2004), c’est son mode de vie qui l’exclut de toute relation avec ses semblables (sans domicile, c’est un nomade qui squatte des appartements dont les habitants sont en déplacement temporaire et choisit un emploi ainsi qu’un mode de déplacement dans lesquels le contact est aussi limité que possible), c’est souvent par une absence – ou un refus – de communication que les personnages du Coréen se détachent de leurs proches : par déception amoureuse pour le dormeur de Dream (2008), l’incompréhension de son mari pour l’épouse de Souffle (2007), comme palliatif au suicide de son amie pour l’adolescente de Samaria (2004) et volonté de vengeance mêlée de honte chez son père, etc.

Qu’ils soient éloignés des villes ou en plein cœur de l’urbain, les personnages des films de Kim Ki-duk sont seuls. Même au sein d’une cellule familiale ou sociale, ils ont une difficulté réelle à rencontrer le monde. Isolement géographique et isolement psychologique se juxtaposent ou bien se mêlent comme les deux faces d’une même difficulté. On pourrait même parler d’isolation : une étanchéité et une impossibilité à faire corps avec le monde. Les tentatives réelles de se mêler au monde chez le Coréen sont rares et toujours vouées à l’échec, à l’instar de celui de l’enfant de Printemps… Quittant la cabane et les montagnes pour suivre une jeune femme, il ne découvrira que la jalousie et la haine au contact des hommes et, face au constat d’une impossible adaptation, reviendra sur ses pas.

En soi, le cinéma de Kim Ki Duk est plutôt autocentré et – excepté Adresse inconnue (2001), film quasi choral, qui voit se confronter Coréens et soldats américains, des questions politiques et sociales (le métissage et le racisme notamment) – assez peu ouvert sur le monde. L’action se limite souvent à un environnement local, dans lequel les personnages se construisent un micro monde personnel fonctionnant en vase-clos et où l’étranger ne peut faire qu’une brève halte, toute station plus longue menant à une expulsion violente (souvent la mort). L’échelle de l’action chez le réalisateur est donc essentiellement réduite : l’appartement ou le lieu d’habitation (on ne peut guère parler de foyer), un lieu précis, un quartier tout au plus… Un microcosme constitué à l’échelon local comme une coquille protégeant des assauts, forcément néfastes, de l’extérieur.

Adresse inconnue (2001)

Dans ces micro zones et à travers sa filmographie se dessine un type de personnage que semble affectionner tout particulièrement Kim Ki-duk : celui du jeune héros romantique, sombre et mutique. Faible et moqué de ses congénères (Adresse inconnue) ou fort et mystérieux (Locataires), il est silencieux, presque invisible. Il observe le monde plus qu’il n’y participe. Le plus souvent, c’est d’un personnage masculin qu’il s’agit et chaque film marque sa rencontre, presque toujours avortée, avec une femme. Sa sensibilité exacerbée fait de lui un être asocial, incompris. Ce type de personnage est peut-être poussé le plus loin dans Dream où, après une déception amoureuse, le héros contrôle les agissements d’une femme durant son sommeil : lorsqu’il rêve, une jeune somnambule réalise le contenu de ses songes (1). Difficile d’être plus absent à la vie que lorsqu’on en vient à se substituer à un autre corps pour agir. Si, évidemment, il s’agit d’un transfert psychique entre deux êtres que les situations personnelles opposent – elle a quitté son compagnon qu’elle méprise, lui a été quitté et ne peut l’oublier –, c’est aussi à l’échelle de la filmographie, de même que le quasi évanouissement physique du héros de Locataires devenant l’ombre d’un autre homme, l’un des cas les plus extrêmes d’une incapacité à vivre, d’une impossibilité à faire corps et à rencontrer l’autre qui travaille le réalisateur depuis ses débuts. Kim Ki-duk met en scène des personnages dont l’effacement est le choix de vie, moins absents du monde (si ce n’est par la mort, l’absence totale est impossible) que devenus transparents aux yeux de leurs contemporains.

Locataires (2004)

(A) History of violence

Pour des personnages en marge, aussi isolés qu’esseulés, la rencontre avec le monde et les hommes ne peut être que violente, passionnée et cruelle. La tiédeur est ainsi nécessairement absente des films de Kim Ki-duk, au profit du passage d’un extrême à l’autre : l’isolement à la coexistence sans temps morts, la plénitude de l’absence de sentiments à leur exaltation la plus vive, l’obéissance à l’insurrection, l’apaisement à la brutalité physique… La découverte ou la perte de l’amour – c’est bien souvent de cela qu’il s’agit : Printemps…, L’Île, Locataires, Dream… – s’accompagnent nécessairement d’un revers de la médaille plus noir : la jalousie, la haine, la pulsion de meurtre… Le crime passionnel est l’arrière-plan de deux des plus beaux films du Coréen : Printemps… et L’Île, et dans une moindre mesure de Samaria, où ce n’est plus l’amour de l’homme vers la femme, mais du père vers l’enfant. Hors du monde depuis l’enfance, le jeune moine de Printemps… découvrira l’amour lors de la retraite spirituelle d’une belle adolescente. La jeune femme rétablie, il la suivra en ville où se révèlera son incapacité à s’adapter à ce monde ainsi que la superficialité des relations. Jalousie est mauvaise conseillère : trompé, trahi, l’homme abattra son concurrent.

Si cette violence est présente et est même le fondement des films, elle n’apparaît pour autant pas forcément à l’écran. Elle peut être hors champ ou même seulement relatée par l’un des personnages – l’épisode du départ du jeune moine et du meurtre n’apparaît pas dans Printemps…, mais est décrit brièvement par le personnage. Le cinéma de Kim Ki Duk n’est que très rarement visuellement violent. Les scènes les plus choquantes d’Adresse inconnue sont traitées en caméra subjective depuis le point de vue du bourreau, dans un cadrage très restreint : on comprend donc le geste, mais on ne le voit pas directement. De la même manière, certaines séquences de L’Île sont difficilement soutenables alors que rien n’apparaît à l’écran : c’est seulement la déformation des visages cadrés en gros plans qui suggère une intense douleur. Les films sont très peu gores, mais la violence en est un spectre inévitable.

  

Dream (2008) & L’Arc (2004)
 
Si elle naît le plus souvent d’une confrontation au monde, Kim Ki-duk semble très attaché à démontrer que la violence est moins le fait de la civilisation qu’innée à l’homme. Elle advient chez le réalisateur pour sa seule gratuité, parce qu’elle est possible : les forts s’attaquent aux faibles, à l’image des deux loubards qui s’en prennent régulièrement au jeune héros romantique d’Adresse inconnue avant d’être eux-mêmes remis à leur place par plus fort qu’eux. Il y a ainsi une réelle mise en scène de la cruauté chez le cinéaste, cruauté qui est moins sociale qu’inhérente à l’individu, comme le montre à deux reprises Printemps… En début et fin de film, un enfant joue avec des animaux, le jeu se transformant vite en une torture inconsciente certes, mais bien réelle. Dans les premières séquences, il attache successivement une pierre à un poisson, une grenouille et un serpent, riant ensuite de leurs difficultés de déplacement. La scène importe moins pour ses vertus éducatives (le moine fera comprendre à l’enfant la cruauté et la gratuité de son geste, le confrontant à la douleur et à la mort de deux des animaux) que pour la mise en avant de cette cruauté comme native : l’enfant est choyé et vit dans un environnement dénué de violence, son attitude n’est donc en aucun cas le fait d’un mimétisme social, mais bien une preuve – pour le réalisateur en tout cas – de la nature de l’homme.
 
La violence existe car elle est possible : l’enfant peut dominer et soumettre les animaux comme les loubards peuvent tabasser et humilier le jeune homme. Le choix des animaux n’est d’ailleurs pas anodin et se retrouve dans Adresse inconnue, dans lequel un homme vit du commerce des chiens qu’il abat en les frappant d’une batte, suspendus à un arbre. La cruauté envers les animaux touche immédiatement la corde sensible car socialement inconcevable (Adresse inconnue s’ouvre d’ailleurs par l’avertissement « aucun animal n’a été maltraité durant le tournage » et a eu des démêlés avec les associations de défense des animaux), purement gratuite et injustifiable. La violence est innée, aussi naturelle qu’aimer, pleurer ou respirer. Elle n’attend et n’espère que se révéler si l’occasion se présente. Le personnage chez Kim Ki-duk n’est que rarement une victime, ou s’il l’est, c’est de lui-même le plus souvent.
 
Les seules réelles victimes chez le Coréen sont peut-être les femmes. En tant que prétendu « sexe faible », elles sont souvent les premières victimes de cette violence : femmes battues, violées, prostituées… l’homme fait tout pour poser son joug sur elle. Sous couvert de puissance et de domination, c’est souvent au contraire une impuissance et une faiblesse qui se dissimulent derrière la plupart des bourreaux masculins de Kim Ki-duk : manque ou absence de confiance en soi, honte, Œdipe mal refermé… Si l’homme possède la force physique, il n’en reste pas moins un être faible, un enfant qui ne contrôle ni le monde, ni ses pulsions. C’est le constat de cette incapacité, de ce manque de contrôle sur le monde et ses êtres qui déclenche la violence. L’homme ne ressort d’ailleurs que rarement vainqueur des expériences que sont les films. La plupart meurent – ainsi la plupart des personnages masculins d’Adresse inconnue ayant révélé leurs mauvais côtés perdent la vie, à l’exception du jeune romantique dont le sort n’est pas forcément enviable par ailleurs – ou perdent ce qui leur est cher (Printemps…, Locataires, L’Arc, Souffle…). S’il n’est jamais jusqu’à présent abordé en tant qu’angle d’approche direct, le sort des femmes semble un thème fondamental de la filmographie d’un réalisateur qu’on pourrait presque qualifier de féministe.

  

Souffle
(2007)

Programmatique de la violence ?

C’est cette omniprésence de la violence comme unique horizon des films qui rend l’œuvre de Kim Ki-duk répétitive et a pu nous la faire qualifier de programmatique. Chaque film tend à la mise en place d’un système qui fera émerger un déferlement d’une violence qui, bien que hors champ, reste extrême. Ce débordement ou cette explosion étant largement revendiqué par le cinéaste : « Pour moi, la vraie beauté de la vie réside dans son caractère destructeur allié à la passion et à sa nature psychosomatique » dit-il ainsi dans l’interview contenue en bonus de l’édition DVD de L’Île. Mais à défaut de partis-pris clairs ou plus affirmés, certains de ses films pâtissent, et ce de plus en plus, d’un caractère quasi routinier finissant par apparaître comme une absence de prise de risque néfaste tant l’effet recherché est, non pas espéré, mais attendu, voire subi par le spectateur. Ne reste parfois qu’à subodorer quel sera l’instrument de la torture : ici un pistolet en bois, là un arc, ailleurs un hameçon… Kim Ki-duk tombe parfois dans une emphase et un faux renouvellement caricatural qui mettent en danger ses films, à l’exemple de L’Arc qui oscille constamment entre le sublime et le ridicule.

Pourtant, de vraies réussites émaillent sa déjà longue filmographie et font apparaître, outre une cohérence thématique établie, une vision forte. Quand le parti-pris formel s’affirme – l’épure de Printemps… ou la rupture comique inattendue de Souffle, de même que le chapitrage artificiel des deux films – ou quand le réalisateur se concentre sur le récit (dont la puissance émotionnelle est souvent énorme) plus que sur l’effet et sa tentation de l’emphase, son talent de conteur et de metteur en scène se révèle de manière éclatante, à l’image de Locataires, dont la beauté peut évoquer une lointaine parenté d’avec le premier Mankiewicz.

Plus que tout, le Coréen gagnerait peut-être à exploiter le pessimisme qui parcourt certains de ses films, son cinéma apparaissant comme essentiellement fataliste. C’est dans ce cadre-là que son rapport à la violence se fait le plus judicieux et le plus juste : dans la construction cyclique de Printemps…, par exemple, qui montre une impuissance de l’homme face à lui-même, reproduisant de génération en génération les mêmes gestes, les mêmes erreurs et fautes. Chez Kim Ki-duk, il n’y a pas d’évolution, juste une révolution au sens propre : un retour à l’origine, comme la Terre tournant sur elle-même ou autour du soleil mais toujours sur un même axe. C’est d’ailleurs l’un des rares films où une critique pourtant souvent encline – et rarement pour de bonnes raisons – à faire le lien avec les installations vidéo des artistes contemporains aurait pu faire le rapprochement. Par sa structure même, le film fonctionnerait parfaitement diffusé en boucle, sans début ni fin, dans un présent toujours réactualisé, sans but, sans finalité tant l’Homme semble condamné à la répétition, à l’image de ce qu’écrit le critique Fabien Danesi à propos de l’artiste Ange Leccia : « Le temps n’a ni origine, ni finalité, à l’image du montage en boucle des vidéos, nécessaire pour la projection continue. Le temps est cyclique, comme la mer qui assimile ce mouvement perpétuel dans le balancement régulier de ses vagues. Elle montre que le fondement de la vie est sans progrès : seul le temps est capable de se réinventer. » (2)

Fataliste, mais pas désespéré, il y a toujours une place même modeste pour l’Homme et pour la vie chez Kim Ki-duk, à condition que celui-ci parvienne à apprendre l’humilité. On attend donc avec impatience sa venue cannoise pour son dernier film : Arirang.

Printemps, été, automne, hiver… et printemps (2003)

(1) Daté de 2008, les préoccupations du Coréen sur ce film semblent étrangement proches de son collègue américain, Christopher Nolan.
(2) Fabien Danesi, « Une poétique des médias entre pudeur et communication » in Ange Leccia, les éléments, Ajaccio : Musée Fesch, 2001 P.21.
 
Pour redécouvrir les débuts de Kim Ki-duk, on peut relire à profit l’article de Michael Kuntz, Kim Ki-duk, cinéaste du symbole, cinéaste incompris dans nos pages.


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