Cette histoire est presque trop belle pour être vraie : l’intellectuel juif qui prend fait et cause pour l’antisémite, un scénariste n’aurait même pas osé ne serait-ce que commencer à l’imaginer, Céline étant déjà en lui-même un produit inflammable. Louis-Ferdinand Céline est en effet le premier film de fiction consacré à l’écrivain – ce n’est pas une surprise, tant il provoque de réactions passionnées. Il n’est qu’à voir la polémique autour de sa présence sur la liste des célébrations nationales il y a cinq ans. Antisémite mais génial, génial mais antisémite, voilà pourtant une énigme littéraire bien excitante à résoudre pour un réalisateur. Reste à savoir sous quel angle d’attaque l’aborder. Parce qu’écrivain est sans doute le métier le moins cinématographique au monde. Voir quelqu’un griffonner ou raturer des bouts de phrases dans un carnet ne nous dit rien sur l’auteur, si ce n’est qu’il sait écrire, ou sur l’origine d’un style. Une chose qu’Hindus, lui, ne parvient pas à comprendre. Alors qu’il passe son temps à observer Céline en train d’écrire et qu’il le presse de questions sur sa conception de l’écriture, son style pour à tout prix lever le voile sur ce mystère qu’est le talent, l’auteur du Voyage ne sait pas quoi lui répondre. Il le fait, et c’est tout. Il n’y a qu’un universitaire pour tenter de disséquer un corps vivant.

L’intérêt du film ne réside d’ailleurs pas dans une quelconque étude théorique, ou critique, sur l’œuvre de Céline, pas plus qu’il ne perd son temps dans une reconstitution historique (évacuée dès le début en quelques images d’archives) qui se voudrait fidèle au pot de fleurs près. Le réalisateur choisit plutôt de se focaliser sur la confrontation entre deux êtres que tout oppose, favorisée par un huis-clos qui se laisse ressentir même à l’air libre. Le petit village danois, la forêt qui entoure la maison, la maison en elle-même, tout ressemble à une cage dans laquelle Céline ne cesse de tourner en rond jusqu’à l’exaspération qu’il reporte sur son admirateur, qui ne lui fait même pas le plaisir d’y répondre avec la même agressivité. Les deux hommes se livrent à un jeu malsain, Céline en alternant les phases de violence et de complicité avec son admirateur ; Hindus en acceptant les humiliations et les brimades de son idole. Face à un intellectuel, naïf et rigide, cet homme pétri de rage comme encombré de passions, souvent négatives, ne peut s’empêcher de céder à ses démons. Et dans cet affrontement, dont on ne sait plus très bien au fond qui en est le metteur en scène tant il se tient loin d’un manichéisme trop rassurant et trop facile, Denis Lavant emporte le morceau. Le comédien passe sans transition du docteur Destouches à Mister Céline, aimable jusqu’à se montrer paternel, et dans le même mouvement capricieux jusqu’à se transformer en gamin sénile. Sans cesse changeant, gouailleur jamais tranquille et d’une mauvaise foi parfois très drôle (comme lorsqu’il propose à Hindus de créer un comité de réconciliation entre aryens et juifs), il s’est mué en personnage célinien jusqu’à frôler la caricature, prisonnier de sa propre création. Et débordé par un antisémitisme d’autant plus inquiétant, et délirant qu’il ne trouve pas ses racines dans une quelconque idéologie puisqu’il le dit lui-même, « il n’a pas d’idées ». Génial mais antisémite, antisémite mais génial, les deux facettes de l’écrivain restent un mystère.
À lire : l’entretien avec Emmanuel Bourdieu.