26 avril 1986. Il fait bon vivre à Pripiat. Anya et Piotr voguent sur une barque, s’apprêtent à se marier. Valery et son père Alexei flânent, semblent engloutis par l’abondante végétation qui les entoure. Nikolaï, garde forestier, marque quant à lui les arbres de sa forêt. L’appartenance à cette terre paraît intime, insouciante, cosmique pourrait-on dire. Les premières séquences éternisent cette toile impressionniste, sa luxuriance en sature les plans ; et ce même s’il y pousse non loin un champignon toxique à souhait : la centrale nucléaire de Tchernobyl.

Premier tournage de fiction à s’inscrire directement dans les alentours de la centrale nucléaire aujourd’hui désaffectée de Tchernobyl (1), on peut sans grande difficulté deviner que la réalisatrice Michale Boganim a dû elle aussi user de diplomatie pour ne pas faire trop outrage aux représentants politiques. Il s’agit également de la première fiction de la réalisatrice franco-israélienne, qui cultive de par sa mère un lien intime avec l’Ukraine, déjà révélée au travers du documentaire Odessa… Odessa ! (2004). La question de l’attachement à la terre en redevient ainsi le motif récurrent, au sein d’une histoire qui, narrée en deux temps, chronique des trajectoires personnelles irradiées et méprisées, comme emmurées dans ce sarcophage couvrant désormais la centrale.

Devenue guide interprète pour Tchernobyl Tours, Anya fait visiter la « zone » aux intéressés, généralement des journalistes avides de bons clichés. Outre la beauté plastique (indiscutable) d’Anya/Olga Kurylenko, la représentation de son corps à l’écran se ressent de manière unique au sein de la photographie du film, car son personnage paraît imprimé dans les textures d’images proposées, transformant ainsi sa prestation en une personnification éloquente du Tchernobyl amputé par la catastrophe. Mention doit être ainsi faite, pour ce subtil glissement, des deux chef-opérateurs, Yórgos Arvanitis pour les séquences d’été et Antoine Héberlé pour celles en hiver. Car frêle, blanchâtre, impénétrable, inconsolable, définitivement paumée, malade surtout, Anya incarne cette terre dont elle est restée la captive. Celle-ci la ramène immuablement à son unique amour, ces prétendants ne pouvant lui apporter que la douceur fugitive de quelques murmures à l’oreille. À ce titre, la séquence où elle interprète la chanson "Voyages Voyages" de la chanteuse Desireless n’apparaît que comme un douloureux exutoire, une affirmation de cette impossibilité, renvoyant ainsi directement, même si les styles diffèrent, à la scène redondante de Damnation (1988) de Bélà Tarr.

On ne peut qu’espérer que La Terre outragée ne soit trop détourné, dévoyé, racheté par l’actualité du débat sur le nucléaire, le premier indice inquiétant en étant peut-être son prix du public récolté au Festival international du film d’environnement de Paris. Car si selon les mots de la réalisatrice « la radioactivité est éternelle », sa lecture politique ne doit comme c’est habilement le cas dans le film qu’y figurer hors-champ, pour n’en retenir que l’humanité de ces conséquences, de cette poésie furieusement mélancolique qui, elle aussi, colle à la peau.