
Figure du Roi et figure de l’acteur
À la fois corps humain donc mortel et corps sacré donc divin, le Roi est essentiellement duel. Si l’enveloppe charnelle est de passage, la royauté subsiste ; en d’autres termes : « le Roi est mort, vive le Roi ». La mort de Louis XIV tente de mettre à jour l’individu dissimulé dans cette idée de royauté à coups de saignées, de scalpels, de gros plans et de longs plans jusqu’à l’autopsie finale. Ces considérations théoriques – vagues souvenirs universitaires – n’auraient peut-être pas refait surface sans la présence de Jean-Pierre Léaud ; une figure historique et une légende du cinéma, on ne sait plus très bien qui le réalisateur observe à la loupe du personnage ou de son interprète. Louis XIV, enfoui sous son improbable perruque, râle, gémit, veut puis ne veut plus et l’acteur lui prête sa fantaisie et son étrangeté, dans un film qui n’en manque pas.
Une mort comme une autre ?
Traité habituellement comme un climax, Serra fait de l’agonie du Roi un épisode anti-spectaculaire avec ses flux et ses reflux, ses moments d’ennui et de rien, qui durent et durent encore. Cette mort-là n’a rien d’exceptionnelle en soi – si ce n’est d’être celle du Roi – et se fait au rythme des nouveaux territoires annexés par la maladie sur le corps de Louis XIV. Une longue agonie qui pousse à son paroxysme l’absurdité de l’étiquette : que le Roi grignote un biscotin et chacun s’extasie, qu’il recrache son vin et tout le monde d’en tirer d’alarmistes conclusions. Plus que jamais, Versailles, dont on ne verra que la chambre mortuaire, vit au gré des humeurs du Roi. Celui qu’on appelle le Grand Siècle a tout de même vu un hymne être composé pour fêter le rétablissement de Louis XIV après l’opération d’une fistule anale…

Un simulacre de vie
Le réalisateur catalan ne s’enferme pas dans l’emphase et ne nous joue pas de requiem, à peine dessine-t-il une vanité en accrochant un portrait de Louis XIV jeune à côté du lit du mourant. Le ballet des courtisans d’autrefois s’est figé dans un simulacre de vie qui tient plus de la pantomime d’automates. À la lueur des bougies, au milieu des lourds tissus, des épaisses moquettes et des rideaux cramoisis, tout le petit monde des valets et des médecins prend des airs de statues de cire aux gestes répétitifs coincés dans une alcôve hermétique au monde réel. Le crépuscule qui tombait sur les jardins alors que le Roi rentrait de promenade semble avoir réussi à se frayer une route dans le château jusqu’à être enfermé en même temps que lui dans la chambre mortuaire. La maladie réduit de plus en plus l’espace à mesure qu’elle gagne du terrain. Chez Serra, la mort est comme l’invité mystérieux de Prospero chez Edgar Allan Poe, hôte indésirable mais inévitable.