Mais là où Godard cultivait un art de la révolte purement intellectuelle et parfaitement artistocratique, Léa Mysius, la réalisatrice d’Ava, distingué du Grand Prix de la Semaine de la Critique, choisit la révolte des matières.
Puissances de la beauté
Ava appartient sans conteste à la seconde catégorie. La beauté ne s’y trouve pas en-dehors du monde : elle s’y crée, en sa chair. Elle engage le spectateur dans une perception dynamique de son écosystème. Un regard audacieux, souvent subversif, la fait jaillir, tel Moïse avec l’eau d’un rocher, hors des cadres ordinaires de la réalité. Le premier plan d’Ava ne trompe pas : au milieu d’une plage bondée de monde et de couleurs vives déambule un chien noir de jais.
Ce noir profond, opaque et si attirant parcourt l’ensemble du film, des vêtements de Juan à la lecture, face caméra, du journal intime d’Ava (Noée Abita), jeune fille de treize ans dont la vue baisse jusqu’à la cécité, en passant par les policiers de la petite ville d’extrême-droite, dont l’un des personnages fait une lecture très politique : « C’est la fin de notre civilisation, lis les journaux, regarde autour de toi, tu n’y verras que du noir. »
C’est ce noir qui, massif, fait vibrer les couleurs autour de lui. Certaines séquences ne tiennent, à la manière de Nicolas Winding Refn, que sur un principe esthétique : la peinture sur le corps et le cauchemar d’Ava n’ont pas de finalité narrative directe, sinon par le biais de la métaphore. Métaphore qui n’a cependant pas une lisibilité claire et nette, tant le magma des couleurs domine la composition de telles séquences.

À l’inverse, Ava transpire les leçons de cynisme mêlé d’idéalisme déçu d’Une saison en enfer. Un mot qualifie particulièrement son ambition esthéthique : « La réalité dure à étreindre ». C’est la matière même, sale, fascinante et belle à la fois, qui intéresse le regard de Léa Mysius. Cela se sent dans la puissante scène de la peinture à l’argile, qui repose sur l’association de la terre et de la peau nue, soit des matières naturelles recomposées par l’alchimie cinématographique, alors que Pierrot use de couleurs artificielles, déjà fabriquées pour les disciplines artistiques.
La beauté énergique d’Ava tient ainsi dans son mélange de naturalisme et d’esthétisme. Littéralement terre-à-terre, quand Winding Refn se lance dans des expériences sensorielles à la dimension fantastique, Léa Mysius explore comment, de manière concrète et métaphorique, une jeune fille qui découvre son corps et sa sexualité.
Un premier long-métrage fascinant et riche de promesses, qui confirme une tendance perceptible dans le cinéma français depuis le début de l’année : quand les vieux tenants du cinéma d’auteur (Doillon, Ozon, Desplechin) s’abîment dans des formes cinématographiques surannées, les jeunes auteurs (Mehdi Idir et Grand Corps Malade pour Patients) et surtout les jeunes auteures (Julia Ducourneau pour Grave et Léa Mysius pour Ava) osent inventer une forme sensitive qui, à l’image de la plaque photographique, enregistre les vibrations mêmes de la chair et de la psyché humaines.
