The Assassin

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Au-delà de ses flottements narratifs, la beauté et le mystère émanant de « The Assassin » le hissent à la hauteur des plus grands Hou Hsiao-hsien.

On n’avait pas oublié, on ne pouvait pas oublier Millenium Mambo (2001), ni Les Fleurs de Shanghai (1998), pour ne citer que ces deux-là parmi les films majeurs de Hou Hsiao-hsien. Non que l’on soit en mesure de se remémorer l’intrigue et les enjeux dramatiques de ces longs métrages (y en avait-il seulement ?). Ce qu’il nous reste aujourd’hui de ces deux films, c’est le souvenir d’avoir traversé un bain de sensations chromatiques, tactiles, musicales, synesthésiques, comme si on avait été physiquement plongé durant deux heures dans un autre monde – perdu parmi les néons blafards et les jeunes corps de Millenium Mambo, ou embarqué dans les lents et hypnotiques travellings circulaires des Fleurs de Shanghai. Etrange impression, à vrai dire : on se rappelle une plongée grisante, une immersion sensorielle totale, et pourtant la mise en scène de Hou Hsiao-hsien cultive une approche oblative, presque froide, filmant en plans larges les lieux et les actions. Toujours une distance entre la caméra et les protagonistes. Toujours cette sensation d’être relégué sur le seuil de la scène, d’être là où on n’a pas été invité, un peu clandestin, un peu voyeur. Toujours, enfin, cette impression diffuse de ne pas capter tous les codes qui suturent la diégèse, et de devoir en partie imaginer soi-même les enjeux émotionnels et sentimentaux qui animent les personnages – exercice d’ailleurs fascinant en soi, favorisé par l’état d’engourdissement sensuel et ouaté procuré par la mise en scène.

Telle est la sensation qui pourra également envahir le spectateur de The Assassin, couronné du prix de la mise en scène à Cannes en 2015, et sorti après neuf ans d’absence du réalisateur taïwanais sur nos écrans (son précédent long métrage, Le Voyage du ballon rouge, date de 2007). The Assassin est présenté par son auteur lui-même comme un film d’arts martiaux. A ce titre, il s’inscrit dans un genre cinématographique ancien, très codé, dont l’approche contemplative et esthétisante de Hou Hsiao-hsien se démarque de façon d’autant plus frappante qu’il lui paye par ailleurs un tribut – au moins sur trois aspects. D’abord, la reconstitution d’époque est fastueuse, costumes et décors restituent à merveille une ambiance de Chine médiévale. Deuxièmement, les scènes de combat et d’assassinat sont bien présentes ; concises, ne cherchant pas à épater à tout prix, elles se coulent parfaitement dans le récit – donc n’ont rien d’une concession commerciale exogène au projet de Hou Hsiao-hsien. Enfin, le scénario s’articule autour d’un noyau narratif au fort potentiel dramatique : au 9ème siècle, dans la Chine de la dynastie Tang, une jeune femme assassin doit éliminer un gouverneur qui a défié l’Empereur ; or, elle a été jadis fiancée à ce gouverneur, et ses sentiments vont entrer en conflit avec sa mission. Au-delà de cette ossature, le scénario s’avère bizarrement écrit, ponctué de trous ; mais les stases du récit et son rythme langoureux frustrent moins qu’ils ne fascinent, comme s’ils rajoutaient au film une couche supplémentaire d’indécision, de mystère et de magie – d’ailleurs, de magie, il est explicitement question dans cette histoire à la fois vertigineuse et confuse, comme une légende ancienne dont il ne nous resterait que des fragments.

Au-delà des belles images…

On se plaît à imaginer que The Assassin aurait pu être réalisé au 9e siècle en Chine, si le cinéma avait existé à cette époque. Cet objet formel à la pureté absolue, digne des estampes les plus raffinées de l’époque, aurait alors traversé les âges comme un météore et nous aurait frappés de plein de fouet, nous spectateurs du 21e siècle, de sa beauté et de son mystère – et on serait envahi d’un frisson presque religieux devant cette émanation sidérante d’un monde englouti et infiniment lointain. Pourtant, au-delà de cette rêverie romantique inspirée par sa seule splendeur picturale, The Assassin est sans conteste un film très contemporain, en totale cohérence avec le reste de l’œuvre du Taïwanais. Cohérence qui tient en premier lieu à son rythme hypnotique, ainsi qu’à sa recherche plastique, portée par le directeur de la photographie habituel du réalisateur (Mark Lee Ping-Bin). On pourrait célébrer ici l’infinie nuance des rouges – du rose pâle à l’incarnat le plus vif -, la sensualité tantôt épaisse, tantôt translucide des verts et des ocres, ou encore la splendeur immémoriale des forêts chinoises, des montagnes brumeuses, des intérieurs tamisés et constellés de soie ; mais une telle énumération serait redondante et vaine. Mieux vaut s’attacher à ce que cette beauté remue en nous. A ce qu’elle nous rappelle (si on admet que toute beauté est d’abord réminiscence).

Qu’est-ce qui confère une âme à ces images magnifiques, les préserve de toute enjolivure kitsch ? Paradoxalement, ce n’est peut-être pas son raffinement visuel qui donne son souffle au film, mais sa bande sonore. The Assassin fait entendre, au-dessus et autour de ses images, une partition ininterrompue de chants d’oiseaux, cris de grillons, murmures du vent. La nature est tout le temps présente, partout. Elle nous enveloppe à la manière d’une matrice. Comme si l’image, toute éblouissante soit-elle, n’était qu’une portion, un reflet fragmentaire d’un monde beaucoup plus vaste, où comme des fourmis les hommes et les femmes circulent, vivent, se combattent et meurent. On trouve aussi chez un autre cinéaste, Robert Bresson, cette approche métonymique, par laquelle des gestes simples et raides, cadrés de près, semblent ouvrir des abimes. Par une mise en scène aux antipodes, Hou Hsiao-hsien parvient à des effets voisins. Sa caméra cadre moins des visages que des toitures, des falaises, des plantes, ou bien de la brume, mais il ne s’agit pas de plans de transition conventionnels : les dialogues ont déjà été amorcés tandis que ces plans minéraux imposent leur splendeur, et que peu à peu de lents panoramiques révèlent des personnages incorporés dans une grandeur qui les excède et sans laquelle ils ne sont rien. Cette prise de recul radicale ne signifie pas l’abdication de toute sympathie humaine. Au contraire, une émotion sourde, réfrénée, transpire dans la beauté irréelle de certaines images et jusque dans les caresses des travellings ; la caméra ondule au diapason des rideaux de soie des habitations, tissus translucides qui d’une manière ou d’une autre ont irrigué la vie des personnages, leur manière de sentir et de penser. La mise en scène s’imprègne des êtres et des choses, tout en gardant sa sérénité. Elle ne tranche pas, ne hiérarchise pas, ne condamne pas ; elle désigne paisiblement ce qui est. Même devant la plus fulgurante violence, elle ne se départit pas de cette tranquillité souveraine. Elle se contente d’adopter le parti simple et osé de la prise de distance – aux antipodes des tendances du cinéma grand public contemporain.

Hou Hsiao-hsien a en commun cette forme de sérénité détachée et radieuse avec notamment le cinéaste japonais Yasujiro Ozu (auquel il a d’ailleurs rendu un hommage direct : Café Lumière en 2003). La fin de The Assassin offre une illustration rayonnante de cet état de grâce. Un sentiment de paix nous envahit. Et l’on sort de la salle étrangement reconnaissant – convaincu qu’à l’instar des précédents Hou Hsiao-hsien, une trace vibrante de ce film vivra encore longtemps en nous.

Titre original : Nie yin niang

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Durée : 105 mn


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