Winter Sleep

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Beau film hanté par ses maîtres, de Shakespeare à Bergman en passant par Tchekhov, mais pas tout à fait aussi hantant qu´il y aspire.

Au-delà de son classicisme de façade, Winter Sleep est un film saisissant de violence. Ne pas se fier aux préjugés qui peuvent peser sur la Palme d’or 2014, long métrage en langue turque dont les 3h16 s’affichent riches en dialogues et économes en action pure. Le septième film de Nuri Bilge Ceylan est sans cesse frémissant sous son apparent statisme. Pour peu qu’on consente à prêter l’oreille, on ne peut qu’être stupéfait par la cruauté de dialogues tout en sous-entendus, leur justesse et leur précision dignes de tirs groupés, scandant des situations d’incompréhension, d’angoisse, de conflit, d’humiliation. On est également sidéré par la présence régulière à l’écran d’animaux blessés, morts ou à l’agonie : cheval, chien, lapin. Ceylan sait filmer les bêtes aussi bien que les hommes, les captant dans leurs convulsions ou à travers la fulgurance d’un regard (inoubliable scène de capture du cheval). Si bien qu’à l’encontre des préventions que pouvait susciter la durée du film, Winter Sleep dégage moins une quelconque sensation d’engourdissement qu’une profonde fascination, rehaussée par des relents d’apocalypse – terme à prendre à la fois dans le sens de la fin d’un monde (plus précisément, d’un certain ordre des choses qui a organisé jusque-là la vie et le regard du personnage principal) et dans son acceptation étymologique : dévoilement, révélation.

 

Un film intense, mais manquant parfois d’audace

Le film gravite autour d’Aydin, un homme riche et respectable qui dirige un petit hôtel en Cappadoce. Son statut de comédien à la retraite est souligné par la profusion de masques ornant les murs de son bureau. Cet indice visuel a valeur d’annonce : au fil des huis clos à venir, le spectateur assistera à des jeux de faux-semblants présidant à autant de douloureuses révélations, et placés sous l’ombre tutélaire de Shakespeare et de Tchekhov, auxquels le texte écrit par Nuri Bilge Ceylan et sa femme multiplie les références. Aux côtés d’Aydin vivent sa jeune épouse Nihal, dévouée à un projet de rénovation d’écoles, et sa sœur Necla, encore sous le coup de son divorce récent. Un homme à tout faire assiste Aydin, notamment pour la gestion de ses biens immobiliers. Dans l’un d’eux vit une famille peinant à régler son loyer et comptant notamment un homme alcoolique, son frère imam et son jeune fils. Un jour, ce dernier jette une pierre contre la voiture d’Aydin, manquant de peu de causer un accident. De cet événement découleront de multiples confrontations verbales, qui iront crescendo au rythme lent et implacable d’une structure polyphonique orchestrée autour d’Aydin et de sa femme. La dramaturgie, profondément confiante dans le pouvoir des dialogues, s’avère aussi intense qu’ambiguë, au service d’un récit limpide, souvent poignant, parfois même haletant. Le film se garde de tous jugements moraux, et accorde à chaque personnage une chance de pleinement exister, avec ses défauts, sa complexité, son courage ou sa lâcheté. On se félicite que chaque être soit ainsi respecté dans son mystère et sa dignité, aucun n’étant réductible à un seul mot ou une seule image – c’est-à-dire à un cliché. Sous cet angle, Winter Sleep apparaît comme un beau film, sensible, intelligent, dont l’authenticité humaine et la violence aussi sourde qu’abyssale marquent les esprits.
 

Néanmoins, à mesure que le récit progresse vers son acmé, une relative déception est susceptible d’envahir le spectateur. Sans doute était-on en droit d’attendre plus d’audaces de la part du réalisateur des Trois Singes (2007) – mémorable par son usage singulier et sensuel du numérique – et du nocturne et splendide Il était une fois en Anatolie (2011). Nuri Bilge Ceylan, photographe et monteur de ses films, réalise ici son œuvre la moins originale sur le plan de la mise en scène. Pour autant, au-delà de son classicisme, cette dernière reste aussi majestueuse que cohérente. Jamais elle ne se laisse dévoyer par une quelconque facilité télévisuelle, ni ne succombe à un académisme frelaté, en dépit de la tentation du théâtre filmé. Ceylan trouve même par moments une intensité bergmanienne, sans toutefois s’aventurer à explorer l’art du gros plan propre au cinéaste suédois. La photographie fait étalage de subtilités chromatiques, dans l’ocre, le gris, le blanc, accompagnées de beaux contrastes d’ombre et de lumière. Mais on admire avant tout l’ampleur des cadrages. Refusant de coller sa caméra aux personnages, le réalisateur les restitue dans leur décor, et ce recul physique confère une respiration au film, donne forme à des confrontations qui autrement auraient pu paraître suffocantes ou outrancières. Le format large du cinémascope trouve ici toute sa pertinence, même dans les intérieurs les plus exigus, au point que des flux invisibles semblent traverser l’image et l’irriguer souterrainement, reliant dans des allers retours hypnotiques les personnages non seulement entre eux, mais aussi aux lieux où ils vivent, circulent, se parlent. Ainsi devient palpable le rôle essentiel joué par la topographie. Indéniablement, la beauté presque fabuleuse des décors anatoliens, accentuée par l’âpreté des phénomènes météorologiques, contribue presque autant à la réussite de l’œuvre que l’écriture ciselée des dialogues.

 

L’humilité insoupçonnée et bienvenue d’un grand cinéaste

Il se peut qu’un des moments les plus beaux de Winter Sleep réside dans un plan épuré et mutique, coïncidant avec son mouvement de caméra inaugural. Au bout de quelques minutes de film, juste avant l’écran titre, un lent et fluide travelling avant nous rapproche de la tête d’Aydin. Dressé, méditant, l’homme emmitouflé fait face à une fenêtre et dos au spectateur ; sa silhouette est nimbée d’une lueur blafarde, celle qui depuis le fond de l’écran irradie du paysage splendide et désolé de la Cappadoce. Le mouvement de caméra s’achève dans l’ombre du crâne dont on devine alors le secret état de désarroi voire d’ébullition sous la musique cristalline et désespérée de Schubert (Andantino de la Sonate n°20, D.959). Le fondu au noir, coulé dans cette tête en contre-jour qui envahit l’écran, nous promet une odyssée intérieure. Difficile de rêver une mise en scène plus surlignée. Difficile aussi d’en nier la beauté limpide, toute programmée qu’elle puisse paraître. Or, d’une manière comparable mais plus singulière, plus éloquente encore, le précédent film de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie, annonçait aussi son programme dès son ouverture – un seul plan de plusieurs minutes où le regard de la caméra devenait mobile avant même le premier mouvement d’appareil. Le viseur était en effet placé devant une vitre, et sa distance focale lentement modifiée. Par ce simple ajustement optique, la réalité s’effeuillait, le miroir devenait fenêtre et des images radicalement distinctes se superposaient et s’enchaînaient. Ainsi, par un choix de mise en scène d’une cohérence exceptionnelle – quoique perceptible dans toute sa plénitude seulement après coup, ou à la re vision – Il était une fois en Anatolie abattait d’emblée ses cartes, et annonçait en moins de deux minutes ce qui allait animer les 2h37 à venir : la mise en scène des regards, leur cloisonnement initial, le choc invisible qui les mettrait en branle, et le voyage tant physique que mental qui s’amorcerait sous les auspices trompeurs d’un polar nocturne.

A cette aune, ce qui fait d’abord défaut à Winter Sleep semble de l’ordre d’une telle fulgurance purement cinématographique. En recourant à un art très classique, certes élégant et expressif, d’auscultation de l’âme humaine par le jeu d’acteurs et le langage, Nuri Bilge Ceylan a manifestement fait le choix de repartir à zéro, d’abandonner ses expérimentations antonioniennes, et de s’afficher comme un auteur dramatique autant qu’un metteur en scène de la pièce qu’il a lui-même écrite. Dès lors, si ce n’est le prestige, du moins la singularité de son cinéma en ressort altérée. Il apparaît plus flagrant que jamais que Nuri Bilge Ceylan se positionne du côté des héritiers, des interprètes, moins aptes à innover qu’à adapter, transposer, prolonger les grands maîtres littéraires et cinématographiques du passé – aussi bien Shakespeare, Tchekhov ou Bergman dans ce film que Tarkovski et Antonioni dans d’autres. A quoi reconnaît-on la particularité d’un auteur ? A l’usage fait de l’adjectif tiré de son nom. L’épithète « nuribilgien » ne peut guère s’appliquer qu’aux cieux saturés et métalliques de ses premiers films. Pas grand-chose n’en reste dans la photographie soignée mais presque lisse de Winter Sleep. Plus continuateur que créateur, plus filmeur inspiré que plasticien inventif, Ceylan s’avère cependant davantage qu’un simple maniériste. Brillamment interprété, le film est incarné et parvient à tirer parti de ses prestigieuses références sans se laisser écraser par celles-ci, même si son caractère programmé et dramatiquement corseté en limite la grandeur.

 

A l’image de l’auteur du film, Aydin est lui aussi un passeur, un héritier. Il n’aspire pas à créer une œuvre unique et révolutionnaire. Toute vocation de démiurge lui est étrangère. La mission intellectuelle et morale qu’il s’assigne n’en paraît pas moins noble. A l’issue du film, Aydin est enfin mûr pour renoncer aux blogs, aux articles d’humeur publiés dans un journal local et aux flatteries faciles de son ego, et il se met à table pour écrire le livre documenté et ambitieux auquel il aspirait depuis longtemps : une histoire du théâtre turc contemporain. Belle leçon, beau parcours, et beau portrait en creux, peut-être, de l’auteur lui-même, Nuri Bilge Ceylan, qui semble avoir enfin trouvé sa propre voie, médiane, respectable, en-deçà d’un Bergman ou Tarkovski, mais non moins précieuse et féconde. Ainsi, par tous les renoncements dont il procède avant d’accéder à la pureté austère et lumineuse de son finale, Winter Sleep s’affirme comme une œuvre presque modeste, peut-être la moins poseuse et la plus touchante de son auteur. Dans cette optique, cette Palme d’or n’a rien du monument intimidant évoqué un peu précipitamment par certains critiques, c’est avant tout le témoignage d’un humaniste, un film honnête et sincère, qui comme ses personnages ne demande au fond qu’à être aimé. Et qui sans l’ombre d’un doute le mérite.

Titre original : Kis Uykusu

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Acteurs : ,

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Durée : 196 mn


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