Il était une fois en Anatolie

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Nuri Bilge Ceylan désosse le film noir dans un conte moral d´une grande force visuelle.

Des phares dans la nuit. Un ballet de silhouettes perdues au creux des steppes. Sous une lune pâle, des hommes attendent, marchent, observent. Les jambes sont lourdes, les paupières embrumées. On cherche un corps. Ici ou là, le suspect ne sait plus… D’ailleurs, tous les paysages se ressemblent. Il était une fois en Anatolie démarre comme un polar troué, sans cadavre ni mobile. Le temps d’un bref prologue, trois acolytes boivent dans un commerce fermé : la caméra reste derrière la vitre, puis recule lentement, nous éloignant de la scène. Après le générique, ils ne sont plus que deux. Le scénario entier repose sur cette ellipse, qui ne sera jamais vraiment comblée. Dispute ? Accident ? De toute évidence, le suspense n’est pas là. Pendant 2h30, le réalisateur nous promène dans une zone d’incertitude, où le jugement vacille, où la vérité se dérobe et se déplace sans cesse.

Régulièrement primé et acclamé, Nuri Bilge Ceylan continue pourtant à diviser. Lent, contemplatif, poseur, esthétisant : tels sont les adjectifs brandis par ses détracteurs pour balayer ses films, réduits à une simple posture, vaine et arrogante. Certains se gaussent de la durée de ses plans (pourtant très raisonnable), d’autres se moquent de l’allure de ses personnages (mines sombres et moustaches épaisses). Remarques faciles, qui s’arrêtent à la surface et classent paresseusement son cinéma dans la catégorie « académisme pour festival ». Certes, des Climats aux Trois singes, ses dernières œuvres n’ont pas toujours évité certains effets pesants, cédant parfois à un mutisme radical ou jouant trop de sa maîtrise de la photographie. Il se distingue toutefois nettement de ces nombreux auteurs sous influence, qui se contentent de singer Tarkovski ou Antonioni sans réfléchir à leur sujet (tel Le Dernier voyage de Tanya d’Alekseï Fedortchenko, qui cachait la faiblesse de son propos sous un emballage intimidant).

Nuri Bilge Ceylan s’impose sans doute comme le cinéaste actuel qui a su le mieux digérer et refondre cet héritage, alliant puissance formelle et lyrisme inquiet. Chez lui, le format Scope et les mouvements d’appareil ne constituent pas une fin en soi, mais un moyen de fouiller la profondeur des êtres. Souvent interrogé sur des aspects techniques, ses choix de cadrage ou d’éclairage, Ceylan préfère insister sur l’importance de l’écriture : « Je revendique la présence d’un contenu. Il n’y a rien sur l’écran que je ne puisse justifier. Je peux expliquer le comportement et les paroles de chaque personnage. (…) Si vous ne vous préoccupez que du style, vous ne vous embarrassez pas de questions sur la logique du récit ou sur la psychologie des protagonistes. »

 

 

Il était une fois en Anatolie
dépasse ainsi le beau livre d’images que nous promet sa mensongère affiche, qui mise sur un exotisme douteux, façon voyage folklorique dans les plaines turques. Le titre facétieux, avec sa référence à Sergio Leone, s’avère également une fausse piste : malgré son ampleur et son goût des grands espaces, le film ne revisite guère les codes du western. L’expression « Il était une fois » renvoie ici à l’univers du conte, avec sa lumière orientale, ses apparitions fantastiques et ses légendes narrées au coin du feu. Entre chien et loup, la première partie baigne dans un climat onirique : baladé de terrain en terrain, Kenan, le meurtrier présumé (intense Fýrat Tanýþ) s’enfonce dans un cauchemar absurde. Les yeux mi-clos, il dodeline de la tête à l’arrière de la voiture de police. Epuisé par les réveils constants, il plonge dans un sommeil flottant, bercé par le ronron des adjoints qui dissertent sur les mérites du yaourt et autres broutilles quotidiennes. Dehors, sommé de préciser le lieu de l’enterrement, il ne reconnaît rien : dans l’obscurité, la province d’Istanbul perd ses contours familiers, devient une planète mystérieuse. Nuri Bilge Ceylan retranscrit parfaitement cette torpeur vaseuse : au fur et à mesure, les visages se creusent, les gestes se répètent, et la mission de routine se transforme en pénible odyssée. A l’écart, le docteur Cemal (Muhammed Uzuner) et le procureur Nusret (Taner Birsel) méditent sur l’existence. Le second rapporte une anecdote troublante : une femme magnifique, en pleine santé, annonce le jour de sa mort à son mari, qui refuse de la prendre au sérieux ; elle décède pourtant à la date indiquée, d’une crise cardiaque sans aucune cause médicale. Cette histoire invraisemblable et ses différentes interprétations serviront de fil conducteur aux échanges entre les deux hommes, dans un duel entre la croyance et le scepticisme, l’irrationnel et le pragmatisme.

 

Le vent souffle, l’intrigue piétine, mais petit à petit les personnages se révèlent et nuancent leur regard sur le monde. Comme Bela Tarr, Nuri Bilge Ceylan transpose un canevas de film noir dans une campagne aride, et lui insuffle une dimension métaphysique. Réputé taciturne et silencieux, le cinéaste ne craint ni la parole ni l’humour. Bavard, Il était une fois en Anatolie alterne considérations triviales et dialogues littéraires, repas collectifs et face-à-face intimistes. Centrée sur la figure du docteur, la mise en scène articule son rapport avec les autres, qu’ils parlent trop (son assistant à l’hôpital, qui peste contre le matériel) ou pas assez (Kenan). Parfois, un simple mot témoigne de l’épaisseur des relations humaines : le « Merci » glissé par le suspect à Cemal – qui dans un geste de compassion lui offre une cigarette – s’oppose aux logorrhées du commissaire Naci, qui voudrait exécuter tous les assassins.

Dans cette atmosphère morbide, de surprenantes notes d’humour viennent désamorcer la tension. « On se les gèle et lui, il tweete ! » s’amuse un sous-fifre en contemplant le procureur qui consulte son portable. La découverte de la victime, moment a priori glaçant, se mue en farce macabre et distanciée lorsque les enquêteurs remarquent sa ressemblance avec Clark Gable, puis se demandent comment le faire rentrer dans le coffre. De même, l’autopsie perdra son caractère sacré avec les pitreries du chirurgien, qui multiplie tours de magie et fanfaronnades. En variant les registres, Ceylan impose un ton étrange, riche en contrastes, où l’ombre menaçante des auteurs russes (Tchekhov et Dostoïevski en tête) cohabite avec des éléments réalistes et grotesques. Anti-spectaculaire, refusant une dramaturgie trop balisée, Il était une fois en Anatolie ménage toutefois des visions fortes : un visage taillé dans la pierre, qui surgit à la faveur d’un éclair ; une jeune fille portant à bout de bras une lampe, entre Vermeer et De La Tour ; ou bien encore cette tache de sang, rouge, indélébile, qui marque la joue du héros comme un cas de conscience perpétuel, dans un final d’une belle ambiguité. Rares sont les films qui marient dans un même élan sensations physiques et préoccupations morales. Nuri Bilge Ceylan relève brillament le pari : le froid, les sons et les odeurs traversent l’écran de manière palpable, sans jamais parasiter la densité du script. D’une cohérence à toute épreuve, plein et achevé, Il était une fois en Anatolie n’a sans doute pas fini d’épuiser ses richesses.

Titre original : Bir Zamanlar Anadolu'da

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Acteurs : ,

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Durée : 157 mn


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