Une tendance certaine ?

Article écrit par

Derrière « Des hommes et des dieux » et « Lady Chatterley », toute une histoire, celle du fameux « Jeune cinéma français des années 90 ».

Sans grande surprise, Des hommes et des dieux, cinquième long métrage en vingt ans de Xavier Beauvois, ex enfant terrible du cinéma français (après les promesses de Nord et avant le regain d’amour du Petit Lieutenant, N’oublie pas que tu vas mourir et Selon Mathieu annonçaient pour beaucoup une fin de partie prématurée), semble, du haut de ses dix nominations, bien parti pour être le grand winner des prochains César. Auquel cas, en même temps qu’il succèderait à un Jacques Audiard jusqu’ici plus admiré, il rejoindrait le parcours singulier d’une Pascale Ferran dont le sacre en 2007 du Lady Chatterley sonnait comme la découverte massive d’un talent ne datant pourtant pas d’hier. Car, là où les triomphes successifs des second et troisième longs métrages d’Abdellatif Kechiche – dont la Vénus noire, décidément mal aimée, n’a bénéficié d’aucune nomination – pouvaient apparaître comme relève et identification d’une grande œuvre naissante, celui de Ferran comme celui prévisible du dernier Beauvois ont surtout valeur de rattrapage en plein vol.

Outre les prix, c’est avant tout le constat que cette reconnaissance porte sur leur film le plus « autarcique », le plus en retrait quant à la France contemporaine (même si, soyons précis, L’Âge des possibles, deuxième film de Pascale Ferran, fut réalisé pour la télévision) qui interpelle. Comme si leur travail devait sa nouvelle popularité à, sinon un désengagement, tout du moins un décalage d’avec le plus que connu, le familier, les signes les plus partagés de l’époque. Souvenons-nous notamment que N’oublie pas que tu va mourir s’ouvrait sur le carton « Europe 95 », situant précisément la trajectoire fictionnelle de son personnage dans le monde vécu au jour le jour par le spectateur. Par cette indication spatio-temporelle, Xavier Beauvois cherchait d’évidence à interpeller quant au caractère finalement pas si exceptionnel de son antihéros, étudiant aux Beaux-arts destiné au plus brillant avenir, se découvrant un beau jour atteint par LE mal de cette fin de siècle, cette maladie jamais nommée mais ô combien identifiable. Petite conversation avec les morts, L’Âge des possibles ancraient de la même manière leur fiction dans le cadre de vacillements générationnels excédant le romanesque, veillaient tout autant à laisser entendre que dans ces années 90 difficiles, le cinéma ne pouvait tourner le dos au monde et ses impuretés, qu’un film, se devait d’être avant tout une photographie de son temps.

Instant critique

Là se situe à peu près l’origine de cette fameuse appellation de « Jeune cinéma français des années 90 », dans cette finalement pas si commune aspiration d’une poignée de cinéastes tout juste sortis de la Fémis, se fréquentant pour la plupart, co-écrivant même souvent leurs premiers scénarios, à voir en « la France » même, dans le milieu qu’ils fréquentent, leur génération, ses doutes et aspirations la matière première de « vraies » histoires de cinéma. Ainsi, entre autres, des films tels qu’Oublie-moi, La Vie ne me fait pas peur (Noémie Lvovsky), Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, J’ai horreur de l’amour, La Vie moderne (Laurence Ferreira-Barbosa), La Vie des morts, La Sentinelle, Comment je me suis disputé… (Arnaud Desplechin), L’Eau froide, Irma Vep, Fin août-début septembre (Olivier Assayas), Bar des rails, Trop de bonheur, L’Ennui (Cédric Kahn), Un monde sans pitié, Les Patriotes (Éric Rochant), J’ai pas sommeil, Nenette et Boni (Claire Denis) travaillèrent chacun leur tour, sinon en même temps à rendre palpables les divers états de la société française du moment, certains partant du contexte social et politique pour progressivement divaguer vers des horizons moins clairs, d’autres faisant de ce contexte l’immuable support de leurs récits (les films d’Erick Zonca par excellence).

 

 

Si, à défaut de concurrencer en salle les champions du box office (Jean-Marie Poiré, Francis Veber et autres valeurs sûres de la comédie populaire nationale), nombre de ces jeunes cinéastes furent très tôt soutenus par la critique – cette dernière ayant su comme rarement tenir son rôle d’observatrice des courants esthétiques d’une époque –, force est de constater aujourd’hui que ce soutien ne fut aucunement la garantie d’une pérennité de leur art, peu d’entre eux ayant en effet su maintenir un cap assez solide pour durer. D’autant qu’une question traversa en sourdine l’accompagnement de cette génération et de cette possible tendance : ces nouveaux talents sont-ils les dignes héritiers de la Nouvelle Vague ? Mieux encore : ces cinéastes cinéphiles, forcément nourris des chefs-d’œuvre de leurs aînés, évidemment conscients de ne rien inventer, sont-ils, par leur lucidité même quant à leur place, un possible échappatoire face à cette persistante mythologie de la Nouvelle Vague ? Relire les articles sur La Sentinelle, Comment je me suis disputé, N’oublie pas que tu vas mourir, L’Ennui ou Fin août, début septembre parus lors de leurs sorties respectives dans Positif, Les Cahiers du cinéma, Libération ou Les Inrockuptibles, c’est ainsi mesurer à quel point une chance était donnée à la critique de s’aventurer en plein champ de bataille, chaque film étant, à des degrés divers de réussite (il n’est pas certain que L’Ennui ait préservé le même potentiel de fascination que lors de sa découverte, ce qui n’est assurément pas le cas d’un Comment je me suis disputé...), comme en conquête de sa propre mesure, une correspondance ouverte avec son temps.

Welcome

Au jeu du « faire corps » avec son époque, deux cinéastes se sont en ce sens distingués par leur recherche d’un cinéma moins soucieux de clarté narrative, du dessin linéaire d’un récit que d’une recherche de captation d’une certaine ambiance spécifique à la France des années 90, cosmopolite, éminemment multiculturelle : Claire Denis, dont l’enfance camerounaise marqua l’œuvre dès le départ (peu de cinéastes français étaient à l’époque aussi travaillés par la question du métissage, des voisinage, contraste et mariage des dialectes et teintes de peau), au point que son dernier et puissant White material puisse apparaître comme un retour cathartique aux origines ; Olivier Assayas – qui, dans sa vie de critique, contribua avec Charles Tesson à mettre l’Asie en lumière au début des années 80 –, proposant avec Irma Vep une précieuse interrogation du patrimoine cinématographique français, par le biais de la tentative d’adaptation d’un corps étranger – une icône hong-kongaise incarnée par Maggie Cheung – aux gestes et au costume de l’héroïne très parisienne de Louis Feuillade. Cinéma d’états plus que de récit, privilégiant toujours ou presque la saccade, la saturation du plan par les mille et un signes du contemporain à la simple contemplation d’une réalité sociale. Cinéma dont on pouvait surtout – dont on peut encore – en même temps louer la volonté de dépassement des frontières narratives, sociales et culturelles du pays, tout en prévenant un risque d’esquive de la vraie « réalité » de ce pays, ses crises, ses altérités irréconciliables par son excès d’ « intégration ». Là où par exemple Nicolas Klotz (Paria, La Blessure, La Question humaine), cinéaste révélé dans la dernière décennie, tout aussi travaillé par la question des migrations, ne conçoit pas aujourd’hui de filmer la France sans faire de l’adoption ou du rejet de l’Immigré sa principale problématique.

 

La question est bien sûr bien plus complexe, le souci étant au fond moins d’ordre culturel que dramaturgique. Davantage peut-être dans ces années 90 qu’aujourd’hui, s’est posée la question de l’édification de récits à la fois de pure fiction et d’« actualité », d’une communion entre le tracé par le cinéaste, le suivi par le spectateur d’aventures clairement « cinématographiques » et l’enregistrement/représentation du mouvement interne du monde, d’une nation. Arnaud Desplechin, au moins le temps de son premier long métrage, La Sentinelle (les films suivants se voulant moins engagés en apparence, abordant les sujets de l’Histoire, des religions, des communautés prioritairement sous couvert de références littéraires, théologiques ou philosophiques – les héros de Comment je me suis disputé sont rappelons-le de jeunes profs ou chargés de cours), tentera ainsi d’entrer dans le cinéma, de gagner ses galons de cinéaste par le biais du voisinage d’un quotidien de jeunes adultes parisiens et d’une approche tantôt biaisée tantôt frontale de sujets aussi lourds que les camps de la mort soviétiques ou la haute diplomatie européenne post-chute du mur de Berlin.

D’autres vies que la mienne

« Europe 95 », de la même manière, sera pour Xavier Beauvois l’annonce, avant même que le film ne s’ouvre sur une conversation au café de jeunes étudiants français, que N’oublie pas que tu vas mourir ne sera pas uniquement l’histoire de ce jeune homme confronté à son destin singulier, mais de la relativité de ce destin à l’heure entre autres de la guerre de Bosnie-Herzegovine. Garantir, laisser comprendre qu’au moment où ils réalisent leurs premiers films, quelque chose se passe hors de la France, raccordant ainsi les petites histoires parisiennes à la grande Histoire du monde sera ainsi l’un des grands paris de quelques auteurs de ce jeune cinéma français nineties, qualifié parfois injustement de nombriliste. Parfois seulement, cette réputation, comme presque toutes, ne reposant pas non plus sur du vent, une pure vue de l’esprit. La question néo-freudienne du Moi fut en effet – y compris dans les films « historiques » précités – le grand fil conducteur de nombre de ces fictions, par le biais notamment d’un emploi récurent de la voix off, se voulant vecteur d’une aspiration à rendre l’ordinaire de ces vies plus romanesque, éventuellement plus « unique » qu’il n’y paraît. Autre stratégie : l’emboîtement de séquences dont la subtile performance reposerait sur l’énonciation par chaque personnage de ses doutes et états d’âmes, sous la forme de dialogues étant au fond des soliloques masqués (jeu dont André Téchiné sera en quelque sorte le modèle et Assayas le plus digne héritier avant ses tentatives de décadrage rock’n’roll des années 2000, laissant ainsi la place à de jeunes cinéastes à l’influence téchinéenne plus affirmée encore tels que Sebastien Lifshitz (Les Corps ouverts, Presque rien, Plein sud) et Antony Cordier (Douches froides, Happy few)).

 

 

Cette nécessité pour les cinéastes de garantir à leurs personnages une charge existentielle suffisante pour en faire tout un film sera le principal motif d’identification de cette tendance, de regroupement des différents films de cette époque autour de cette appellation plus ou moins péjorative de « jeune cinéma français ». Le qualificatif « jeune » se voulant aussi bien référence à l’âge des cinéastes (mais ne voulant pas dire non plus précoce, la plupart ayant réalisé leur premier film après trente ans) qu’à leur élection commune de sujets prioritairement liés à l’adolescence (La Vie ne me fait pas peur, Nénette et Boni, la série d’Arte « Tous les garçons et les filles de leur âge », comprenant notamment Travolta et moi de Patricia Mazuy, US go home de Claire Denis et Trop de bonheur de Cédric Kahn…) et/ou la post-adolescence (Oublie-moi, Comment je me suis disputé, N’oublie pas que tu vas mourir, Fin août, début septembre…). Le temps, mais surtout l’émergence ces dix dernières années d’autres cinématographies longtemps en sommeil, sinon inexistantes à l’échelle internationale (Roumanie, Allemagne, Corée du Sud, Argentine…), auront néanmoins prouvé que l’existentialisme teenage n’était pas un monopole hexagonal. Sur la jeunesse, sa place dans une société et donc dans les films inspirés par cette société, à peu près tout cinéaste, débutant ou non, a quelque chose à dire.

Grand angle

Si l’on excepte l’avènement du portable et d’Internet, à la rigueur le passage à l’euro, une volonté peut-être grandissante de faire ouvertement référence à l’actualité politique – Honoré dans Les Chansons d’amour ; Ozon dans Potiche ; Le Nom des gens et Neuilly sa mère, se vendant ouvertement comme comédies « de gauche » de l’ère Sarkozy –, force est de constater que peu de films de ces années apparaissent aujourd’hui comme « datés » ou d’« époque », en décalage direct avec nos années 2000. Surtout, plus que leurs aînés de la Nouvelle Vague, les jeunes cinéastes français de ces années 90 encore d’actualité semblaient  prioritairement soucieux d’associer ouvertement leur début de carrière à l’entrée de leurs personnages dans la vie. Là où avant de suivre les diverses étapes de la vie de jeune adulte d’Antoine Doinel, François Truffaut réalisait Tirez sur le pianiste et Jules et Jim, films difficilement qualifiables de « jeunes ».

 

Et si la question de la jeunesse ne cessera de traverser son œuvre, c’est surtout l’enfance (sauvage), sinon la petite enfance (L’Argent de poche) qui tiendront lieu de récréation pour ce cinéma définitivement adulte (La Peau douce, La Chambre verte, La Femme d’à côté…). Le cinéaste de la Nouvelle Vague ayant manifesté le plus évident intérêt pour la jeunesse étant sans doute Éric Rohmer (accessoirement aîné de la bande), qui, si l’on peut difficilement affilier ses trois premiers contes des quatre saisons (Printemps – 89 ; Hiver – 91 ; Été – 96 ) au « jeune cinéma français des années 90 », en raison de la place qu’il y donnait à l’abstraction, la maïeutique, l’échange prioritairement philosophique entre ces jeunes – là où le jeune cinéma se voulait avant tout très incarné, le plus « en phase » possible avec le désordre urbain –, fut à sa manière tout aussi inspiré que Desplechin, Assayas, Beauvois et consorts en matière de récits initiatiques.

Pour en revenir à Xavier Beauvois, justement, à Des hommes et des dieux et aux prochains César plus particulièrement, si tout porte donc à croire qu’il sera bien, suite à Pascale Ferran, le héros inactuel de cette prochaine cérémonie (en cas d’erreur, permettez-nous de soupçonner l’Académie d’accorder trop d’importance à nos spéculations), intéresse dorénavant, plus que cette consécration officielle, ce sacre tardif par le métier (nous comparions récemment son parcours à celui d’un Benjamin Biolay, star annoncée, suite au succès de sa Superbe, des dernières Victoires de la musique), la tournure que pourrait prendre son travail. La suite d’une œuvre d’ordinaire si peu fédératrice, dont l’intérêt pour cette communauté de croyants, de pratiquants, de semblables s’étant résignés à ce que l’Histoire des hommes les ramène à la grandeur de Dieu pourrait n’être que fausse piste, réconciliation de façade. Plus que tout autre cinéaste de sa génération travaillé par le souci du réel, du pragmatisme (faire face ou fuir l’échéance ; soulever les troupes, assurer ses arrières ou s’engager seul sur le terrain d’un dernier combat), Beauvois pourrait, César ou non, donner une idée de ce que restera le jeune cinéma français des années 90. Moins une vague, une tendance que le lieu d’un bénéfique recadrage du cinéma : l’art des films, les films de ma vie.

 

N'oublie pas que tu vas mourir - Xavier Beauvois


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi