Chant du Cygne pour un Lion : hommage à Eric Rohmer

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Quelques mots sur Éric Rohmer, né Maurice Shérer en 1920, mort à 89 ans. Homme multiple ayant contribué comme peu d’autres à rendre toujours plus le cinéma à la vie.

À l’heure où l’incroyable longévité, la hauteur de vue de certains cinéastes parmi les plus âgés d’aujourd’hui (Eastwood, Oliveira, Resnais, Varda, Rivette…) ne cesse de fasciner, l’annonce de la mort, ce lundi 11 janvier 2010, de l’aîné des cinéastes de la Nouvelle Vague sonne comme une mise en garde. Celle d’une finitude certes jamais mise en doute, mais surtout d’une urgence à être toujours plus à l’affût des moindres spécificités de ces œuvres tardives. Nul ne peut certifier la conscience d’Éric Rohmer, à l’heure de la réalisation des Amours d’Astrée et de Céladon, son éblouissant dernier opus, que ce film serait le point ultime de son œuvre. Au même titre que l’évocation par Alain Resnais d’un prochain film – alors que le prix spécial qui lui fut décerné lors du dernier Festival de Cannes pour ses Herbes folles avait comme une saveur de sacre pré-mortem –, que la condensation de tout le génie oliveirien en un film d’une déroutante brièveté (à peine une petite heure pour relever les singularités de sa jeune fille blonde), les adieux plus ou moins masqués d’Eastwood à la figure originelle du flingueur Harry (Gran Torino) ou le ciné-monde intime des Plages d’Agnès Varda, le dernier Rohmer apparut comme l’œuvre d’un recommencement, d’une réaffirmation de son art par l’ouverture de son champ à un âge premier du récit (l’adaptation d’une partie de L’Astrée, monument littéraire très XVII ème siècle d’Honoré d’Urfé).

 

 

L’éternelle jeunesse des vieux maîtres – terme devenu peut-être un peu passe-partout ces dernières années (car à bien y réfléchir, à la légèreté, l’envol de leur art s’allie toujours la conscience d’une fin prochaine, de l’irrévocable de la mort) – ne doit donc pas être entendue au sens d’une simple jouvence, d’un inexplicable syndrome Dorian Gray, mais bien d’un recentrage de leur art sur son point d’équilibre originel. Jamais en effet ces cinéastes – au même titre que Bergman pour Saraband – n’ont semblé aussi ambitieux dans le choix de leurs sujets (Eastwood faisant d’une figure historique majeure telle que Mandela un personnage typique de son cinéma dans Invictus ou, il y a quelques années déjà, osant un dyptique reparcourant la bataille d’Iwo Jima sous les feux croisés de l’Amérique et du Japon ; Oliveira prolongeant un chef-d’œuvre de Bunuel soixante ans après dans Belle toujours ; Resnais prenant le risque de perdre son spectateur, tel un Lynch hexagonal, en n’en faisant qu’à sa tête dans son dernier film ; Rohmer lui-même osant, dans ce formidable thriller historique qu’est au final L’Anglaise et le Duc, allier grand sujet historique et reconstitution de décors en carton-pâte, modernité numérique et retour sur les grands épisodes du passé – perpétué dans son film suivant, Triple Agent). Jamais surtout leur appartenance au présent, aussi bien en terme d’esthétique (ce sont tous de très audacieux expérimentateurs) que d’appêtit pour le nouveau (tous les héros d’Astrée et Céladon sont joués par de très jeunes acteurs méconnus ; Nicolas Duvauchelle et Sara Forestier, Jalil Lespert, Audrey Tautou ou Isabelle Carré côtoyant les acteurs resnaisiens de toujours dans ses derniers films…) n’a été aussi évidente.

À la tristesse de la nouvelle de la disparition d’Éric Rohmer s’allie surtout le relatif apaisement dû au pressentiment d’une très évidente pérennité de son travail. Certes ce cinéma fut avant tout destiné à une certaine branche « cinéphile », n’aura jamais cherché à se garantir la fréquentation la plus massive (pour beaucoup, Rohmer, ce n’est davantage que du cinéma élitiste, « pour bobos » quoi), mais doit-être mise à jour la part la plus notable de cette œuvre unique, inégalable en son genre : les films d’Éric Rohmer, tout portés soient-ils sur les sujets philosophiques, les certificats d’érudition, la théorisation des affects, sont surtout parmi les plus pragmatiques, les plus terre à terre qui soient. Rarement la place des corps dans l’image, dans le plan n’aura été aussi porteuse de dramaturgie, peu de cinéastes ont su, tout au long de leur œuvre, donner à ce point corps au verbe, à la parole et ses plus profondes subtilités, sinon sa constante ambiguïté. Prendre goût au cinéma de Rohmer, c’est surtout – l’auteur de ces lignes sait de quoi il parle – se rendre compte de la multiplicité des fictions rendues possibles par la seule rencontre – souvent impromptue – de deux ou trois personnages se découvrant une disposition commune pour la conversation. D’où que le plaisir soit inhérent au pur stimuli de l’intellect à l’écoute de raisonnements d’une logique souvent si implacable qu’elle en devient glaçante (mélange d’anodin et de profondeur qui saurait définir plus ou moins la ligne directrice de l’œuvre, des Contes moraux assez ancrés dans le temps présent à ses derniers films plus « inactuels » en apparence) en même temps qu’à la prise de conscience que ces raisonnements sont ceux de personnages si « communs », tout sauf inaccessibles.

Car ce fameux « goût de la beauté » qui sera toujours le sien (bien que le sexe n’ait jamais été guide de sa mise en scène, la sensualité s’y est toujours subtilement infiltrée, rendant désirables et séduisants auprès de jeunes gens des hommes et des femmes d’âge mûr – Hugues Quester face à Anne Teyssèdre dans Conte de Printemps, Féodor Atkine face à Amanda Langlet dans Pauline à la plage, Brialy face à Béatrice Romand dans Le genou de Claire, Patrick Bauchau face à Haydée Politoff dans La Collectionneuse, plus récemment Didier Sandre face à Alexia Portal dans Conte d’Automne), aura marqué l’essentiel de son travail critique (il aura notamment été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma à la suite d’André Bazin, jusqu’en 1963), ne peut être séparable d’un réalisme de tous les instants, d’une extrême lucidité quant au dispositif cinématographique en lui-même (entre pur enregistrement du réel et manipulation de ce réel pour les besoins de la fiction). Si la grâce ou la transcendance doit traverser le plan, elle le fera toujours par le biais d’une rigueur monstre dans l’installation de ses séquences. La beauté n’est valable, acceptable que comme résultante directe d’une certaine manière de regarder le « vrai », ne doit surtout pas être le fruit d’un embellissement superflu. C’est ce qui préservera tout le long ce cinéma du cynisme, de l’enfermement – guettant toujours un peu les « auteurs » – dans la seule satisfaction de sa « vision » (des hommes, de la société, de l’époque plus ou moins).

Si certains de ses personnages, pour les besoins de la fiction, ont pu sembler naïfs, narcissiques, quelque peu aveuglés par leur regard sur leur seul – et souvent trompeur – prestige (Feodor Atkine dans Pauline à la Plage, Patrick Beauchau dans La Collectionneuse… Arielle Dombasle à peu près partout… et donc savoureuse de superficialité !), jamais les films n’ont cherché à entériner ces illusions. Car Rohmer, pourtant grand admirateur de Sir Alfred, n’était pas Hitchcock. Dans tous les cas ne partageait pas dans son travail de cinéaste le goût de l’Anglais pour l’accentuation du détail trompe-l’œil. Toutes ses fictions étaient essentiellement dynamisées par le jeu de la foi – bonne ou mauvaise – et de la conviction. Philosophe autant que cinéaste, la maïeutique sera le principal point d’équilibre de ses dialogues. D’où que tous ses films aient quelque chose de bien plus initiatique (un ou quelques personnages arriveront au bout du récit au moins un peu différents du début, et ce par l’expérience de la confrontation d’une idée fixe, d’une conception initiale de la vie à l’altérité d’une autre force – littérale dans L’Anglaise et le Duc, la Noblesse voyant la Rue, les Sans-culottes pénétrer sa chambre sans coup férir) que strictement « dramatique » (il y a certes une émotion qui transparait de ces récits, mais libérée de tout violon, de toute accentuation : si l’on pleure dans ou devant un Rohmer, c’est de savoir ses idéaux ou projections réalisables, à portée de main ou de regard… ou pas).

 

Il est évident que la mort d’Éric Rohmer en ce tout début d’année (et de décennie) est d’ores et déjà annonciatrice, outre de nombreux hommages et célébrations officiels – et bien sûr plus que mérités, au vu de la qualité, la cohérence de l’ensemble d’une œuvre aussi accessible qu’exigeante –, surtout d’une prise de conscience supplémentaire de l’influence de ses films (comme avant lui de ceux de Truffaut, ces deux-là étant peut-être les cinéastes de la Nouvelle Vague ayant le plus centré leur mise en scène sur les passions, obsessions et divagations d’hommes et de femmes de la rue, de tous les jours) non seulement sur la majeure partie du cinéma français actuel (Emmanuel Mouret comme le Desplechin de Comment je me suis disputé…), mais aussi sur le cinéma international, le Coréen Hong Sang-soo étant sans nul doute à ce jour son plus brillant et admirable disciple. Reste que le plus grand honneur à lui faire sera de s’immerger encore dans quinze, vingt, trente-cinq ans même dans les douces turbulences de ses Contes moraux ou des Quatre saisons, de ses Comédies et proverbes. Voir et revoir du Rohmer restera pour nombre de cinéphiles l’occasion de se garantir une rare proximité (presque diamétralement opposée à celle de Pialat, l’un si stoïcien, débusquant l’humain par l’éploiement et la relève des paradoxes du langage, l’autre si furieux, prenant le même humain davantage à bras le corps, dans l’explosion finalement inévitable d’une rage longtemps enfouie… mais également soucieuse de la question essentielle – à l’art comme à la vie – de l’altérité) avec les êtres, les figures traversant les films. Si demeure la certitude que l’on en parlera toujours, c’est peut-être bien en raison de deux formes de reconnaissances : celle d’un type de situations dont nous pourrions être nous mêmes acteurs (si ce n’est déjà fait) ; envers un artiste ayant aussi durablement su tirer inspiration et magie de nul autre événement que celui – perpétuel et insaisissable – de nos vies communes.


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