Cléopâtre

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Joseph L. Mankiewicz signe un des derniers et des plus beaux péplums hollywoodiens.

Que n’a-t-on entendu de superlatifs, voire d’anathèmes autour de Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz. Pharaonique, délirant, le budget le plus élevé de l’histoire du cinéma, le film qui a failli couler la Fox et accessoirement la carrière de son réalisateur… Affichant une mégalomanie typiquement hollywoodienne, Cléopâtre semblait, dès le début de sa gestation, voué à la démesure. L’aventure prit rapidement un tour cauchemardesque, tant les problèmes s’accumulèrent sur le tournage, depuis les avaries météorologiques jusqu’aux graves ennuis de santé d’Elizabeth Taylor, alors au firmament de sa carrière – sans parler du scandale de sa liaison avec Richard Burton, qui fit les choux gras des tabloïds de l’époque. Plus de cinquante ans plus tard, le film se révèle comme un des plus beaux péplums produits par Hollywood, condensant bon nombre des défauts et qualités du genre, mais également comme une méditation subtile sur l’amour et le pouvoir, qui au fond ne détone pas dans la carrière de Joseph L. Mankiewicz (La Comtesse aux pieds nus, 1954 ; Le Limier, 1972 ; et cætera).

Le personnage de Cléopâtre semble avoir toujours fasciné l’inconscient collectif. En 1963, elle avait déjà fait l’objet de nombreux films, notamment le Cléopâtre (1934) de Cecil B. DeMille. Quoique basée sur des faits historiques, la destinée de la dernière Reine d’Égypte a été tellement brassée par la littérature et le cinéma que réalité et fiction en sont arrivées à composer un écheveau indémêlable. Voici donc quelques faits saillants, communs à la plupart des lectures de cette histoire. En 48 avant J.-C., Jules César tombe amoureux de Cléopâtre, descendante de Ptolémée, femme cultivée, insolente et au charme capiteux, qui se sait destinée à la gloire mais se retrouve victime des intrigues de cour. Le dictateur proclamé de Rome lui fait un fils, Césarion, et la rétablit sur le trône d’Égypte. Quatre ans plus tard, après l’assassinat de Jules César, c’est au tour de Marc Antoine de tomber amoureux de la jeune Reine. À l’issue de la bataille d’Actium, remportée par Octave Auguste, chacun des deux amants se suicidera, au terme d’un crescendo tragique dont les grandes lignes semblaient pourtant écrites depuis le début, et auquel les a livrés un aveuglement obstiné, nourri par leurs rêves passionnés qui faisaient également leur grandeur. Au-delà de tout exotisme, ce canevas historique et humain a de quoi séduire par sa haute teneur dramatique et les archétypes universels qu’il met en branle.

Dans sa version restaurée, Cléopâtre dure quatre heures et huit minutes. Mankiewicz aurait souhaité le film plus long encore, mais tel qu’il nous est parvenu, celui-ci est un modèle d’architecture dramatique. On compte deux parties à peu près égales, séparées par un entracte, ainsi que trois personnages principaux : Cléopâtre – Elizabeth Taylor dans un de ses plus beaux rôles – et chacun de ses deux amants successifs, d’abord Jules César – savoureux Rex Harrison, tout de flegme, d’ironie et de désarroi caché – puis, dans la deuxième partie, Marc Antoine, campé par Richard Burton – un peu en deçà, certes, mais sa mine déconfite d’alcoolique mal réveillé colle bien à son personnage complexé, rongé par l’amour et l’envie, et au final poignant. Il n’est pas anodin de rappeler que dans un style tout à fait différent, Mankiewicz avait déjà réalisé Jules César (1953), directement adapté de la pièce de Shakespeare, avec Marlon Brando et James Mason. Loin du noir et blanc de ce dernier film et de son regard à hauteur d’homme, la mise en scène de Cléopâtre s’avère hautaine et majestueuse. Beaucoup de décors, comme le palais de Cléopâtre, le port d’Alexandrie ou le forum de Rome semblent avoir été reconstitués en taille réelle. Et que dire des costumes ? Le film mérite d’être vu pour la seule garde-robe créée à l’intention d’Elizabeth Taylor. Pas une scène où elle n’arbore un nouveau costume, plus ou moins bariolé, échancré, transparent, digne du plus beau défilé de mode.

Ainsi, quand bien même les incrustations de paysages et le carton-pâte sont parfois visibles, concourant d’ailleurs au charme de l’ensemble, le spectateur comprend vite où est passé le budget mirobolant du film. Et pourtant, celui-ci n’est pas écrasé par un tel déploiement de faste. La mise en scène impressionne par sa limpidité. Ne versant jamais dans le hiératisme, ni le maniérisme, Mankiewicz n’a apparemment de cesse de rechercher la plus grande simplicité formelle. Ainsi, il lui suffit de quelques plans d’ensemble, cadrés géométriquement et jamais insistants, pour tirer le meilleur parti de ses décors immenses, où les personnages se retrouvent perdus. Des jeux subtils sur la profondeur de champ permettent d’éviter un académisme trop flagrant et tout effet de peinture en deux dimensions, symptômes dont souffrent par exemple les fresques de Cecil B. De Mille (Les Dix Commandements, 1956). Par ailleurs, quelques fulgurances visuelles se départissent de ce beau classicisme. La plus marquante : l’auréole de feu accompagnant la scène du meurtre de Jules César, à laquelle assiste Cléopâtre à travers un brasier magique. De telles saillies fantastiques sont rares, mais contribuent à la fascination exercée par le film.

Dans Cléopâtre comme dans Ben-Hur (William Wyler, 1959), le faste et les couleurs chatoyantes ne nuisent jamais à l’intimisme du récit. Si bien que le péplum de Mankiewicz s’avère moins mémorable pour ses morceaux de bravoure que par son art, sur la longueur, de rendre palpables les sentiments de ses personnages, et également, de nous décrire les jeux de dupes, manipulations politiques, roueries en tous genres – ce en quoi l’on reconnaît bien la patte de Mankiewicz. Pour autant, quelques scènes à grand spectacle sont demeurées d’anthologie : on pense moins à la bataille d’Actium, certes digne du combat naval de Ben-Hur – sans pour autant égaler son époustouflante course de chars – qu’à l’entrée de Cléopâtre dans Rome, marquée par une scénographie éblouissante, un art saisissant de la contre-plongée et de la profondeur de champ. On se croirait à Broadway, mais un Broadway en plein air, avec acteurs exotiques, danseuses dénudées, orchestre jouant fortissimo, et foule qui bat la mesure tout autour avant de fondre en émerveillement béat. Dommage que la musique d’Alex North ne marque guère le film par son inventivité rythmique et mélodique. Le même compositeur était pourtant parvenu à créer une bande originale magnifique pour Spartacus (Stanley Kubrick, 1960).

Au final, le film de Mankiewicz affiche une belle cohérence d’ensemble, tenant notamment aux dialogues ciselés et à l’interprétation habitée de tous les acteurs. L’œuvre n’en demeure pas moins déséquilibrée par une tentation schizophrène. En permanence, Cléopâtre oscille entre Broadway et le théâtre shakespearien, entre un souci d’authenticité et une tendance au spectacle bariolé et au carton-pâte. Un des plus beaux symptômes de cette ambiguïté, mais aussi de la sincère volonté de bien faire du film, tient à un effet visuel souvent répété : l’écran apparaît figé en fresque antique, mosaïques ravagées par le temps qui soudain s’animent et se muent en images filmées, comme s’il s’agissait littéralement de ressusciter cette époque lointaine – le film se prenant alors pour un documentaire sur ce monde révolu. Idée fascinante, pas menée jusqu’au bout du fait d’un cadre hollywoodien contraignant, voire inhibant – et peut-être aussi parce qu’au fond, une telle ambition était littéralement irréalisable. Cependant, une approche poétique et moins directe aurait été capable de faire ressentir une émotion plus profonde face à cette évocation du monde antique : Federico Fellini y est parvenu avec Satyricon (1969) et avec l’épisode des fresques souterraines de Fellini Roma (1972). Sensualité et parfum de mort hantent ces deux films, à la fois évidents et énigmatiques, comme si un mystère nous était révélé au détour des sortilèges scénographiques orchestrés par Fellini. Il ne manque guère que cette forme de vertige à Cléopâtre, sa reconnaissance d’une étrangeté radicale, pour que le film parvienne réellement à transcender toutes les conventions formelles qui le rigidifient un peu. Mais ce n’est évidemment pas une raison pour ne pas apprécier à sa juste valeur la fresque intelligente et somptueuse de Mankiewicz, voire d’y célébrer, plus d’un demi-siècle ans après sa sortie, un des deux ou trois plus beaux péplums jamais réalisés à Hollywood.

Titre original : Cleopatra

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Durée : 268 mn


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