Night Moves

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L’Oregon verdoyant et ses activistes taiseux.

La nature dans le cinéma de Kelly Reichardt est toujours plus qu’une importante toile de fond, qu’elle soit refuge (Old Joy) ou véritable challenge (Meek’s Cuttof) pour les hommes. Dans ce cinquième long métrage, lauréat du Grand Prix 2013 au Festival de Deauville, elle intervient comme sujet de l’inquiétude d’un groupe d’activistes écologistes en même temps que déclencheur dramatique. Littéralement, par la force d’un cours d’eau violemment libéré, les éléments naturels deviennent la main du destin. Le sabotage d’un barrage hydraulique, opération commando réalisée par trois militants "granos" (granolas, surnom des hippies), tourne mal. L’explosion entraîne la disparition d’un campeur, figure cruelle du hasard, laissant les personnages déboussolés face à l’ampleur de leur geste.

 

Le film se découpe en deux segments autour de l’explosion : la préparation minutieuse du coup puis ses retombées dramatiques. Le moment de bascule qui demeure un des hors-champs sonores les plus tendus qu’on ait pu voir récemment, est exécuté de nuit, dans un des nombreux "night moves" évoqués par le titre. Kelly Reichardt trouve une greffe assez équilibrée entre film naturaliste sec et contemplatif et véritable film de casse. La préparation, la répétition, le changement d’identité, l’après ; la première moitié du film est toute en contrôle, plutôt diurne et aérienne. Dès lors que le barrage explose, la tension s’infiltre un peu plus dans le genre, faisant basculer le film vers le polar et bien entendu la nuit la plus sombre.

Entièrement filmé dans l’Oregon, lieu de tournage affectionné par la cinéaste, le film fait preuve d’un formalisme serein, attentif aux bruits et circonvolutions des paysages naturels, une lenteur face à la sérénité des étendues de forêt. En un sens, la mise en scène épouse la vie isolée de ces "granos" vivant en communauté, travaillant la terre comme des fermiers du XIXe siècle avant de vendre leurs produits au marché.

Sans jugement, la cinéaste montre des militants devant des documentaires choc sur le désastre écologique que subit la planète ; la scène évoque l’endoctrinement par le catastrophisme, la fascination de l’image partisane. Les personnages évoluent dans une bulle théorique si intense, si concentrée et repliée sur elle-même qu’elle en devient irréelle. Tout le film baigne d’ailleurs dans une atmosphère éthérée, parfois proche du songe éveillé.

Une scène notamment, juste avant le sabotage, où les trois personnages sont attablés près d’un lac. Surpris par un marcheur qui les aborde et tente innocemment de discuter, les trois activistes se figent, glacés et glaçants, provoquant une série de champs/contrechamps entre l’homme gesticulant et eux, aussi immobiles que sur une photo. La cinéaste extrait de ce moment l’essence d’une caractérisation des personnages vraiment réalisée in situ : figés dans la perspective de leur mission, tout entiers dédiés à leur cause, les personnages ne voient pas l’humain devant eux, juste un obstacle, alors qu’il s’agit probablement de l’homme qu’ils vont noyer.

Excellente directrice d’acteurs, la cinéaste dispose par ailleurs d’un casting impeccable, emmené par Jesse Eisenberg, chez qui les déchirements intérieurs sont gravés sur le visage. Jambes arquées, voix nasillarde et débit de mitraillette font du new-yorkais d’à peine 30 ans l’un des physiques les plus identifiables du cinéma américain contemporain. Le derniers tiers du film repose entièrement sur un bon nombre de gros plans de son visage et sur les nuances incroyables de son jeu, de la terreur pure à la détermination glaciale. A ce titre, la dernière scène du film, dont on n’est pas bien sûr d’avoir saisi toute la portée, jette sur le film entier une ombre grinçante, équivoque. On peut y deviner une porte de sortie pour un personnage, par son intégration au consumérisme. S’anticipe alors le mouvement le plus cynique du film : un reniement de ses principes pour la survie la plus élémentaire.

Titre original : Night Moves

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Durée : 107 mn


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