Les Dents de la mer

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Véritable triomphe au box office mondial, « Les Dents de la mer » vaut surtout aujourd’hui par la manière dont s’insinuait la naissance d’un bel instinct de cinéaste, dont se laissait présager un appétit de cinéma sans mesure.

Premier triomphe public de Steven Spielberg, sans doute fondateur de son mythe, Les Dents de la mer apparaît encore à ce jour comme le modèle d’une approche davantage suggestive que purement spectaculaire de l’horreur. Si la vision de membres orphelins échoués sur la plage ne manque bien sûr pas (gage d’attestation de la réalité d’un événement traumatique : quelque chose s’est effectivement passé), c’est pourtant sur un jeu aussi subtil que contraignant d’insinuation que repose l’essentiel de la mise en scène. Par un art consommé du délitement, une belle maîtrise de la progression du danger, entre pressentiment et surgissement soudain, le jeune cinéaste, juste avant Assaut (1976) de John Carpenter, un an plus tard, apportera une nouvelle jeunesse, une actualité au genre de l’épouvante made in US.

L’eau de là

Martin Brody, chef de la police de l’île d’Amity, en plein essor touristique à l’approche de la fête nationale, se voit un jour injustement réprimandé par la mère d’un enfant victime d’un requin ayant pourtant déjà sévi précédemment. Cet homme, qui baissa les armes devant les aspirations purement capitalistes du maire suite à la découverte des restes d’une jeune fille, culpabilise de fait de n’avoir su aller au bout de ses intuitions. Sa phobie de l’eau aurait pu positivement influer sur ses décisions, sa peur presque infantile aiguiser son attention. Au-delà du drame en lui-même, des attaques à la fois anticipées et surprises du prédateur, c’est sur l’aptitude de Brody à apprivoiser son trouble que reposera le véritable enjeu. Faire face à ce qui n’est jamais loin de le dévorer (le grand bleu) pour mieux se positionner quant à ses responsabilités, ses réflexes sécuritaires.

La force esthétique de la première partie du film tient pour l’essentiel dans l’alliage permanent entre le bleu immaculé de la fameuse « mer », la jouissance et la langueur estivale des vacanciers, et le gimmick de l’adoption du point de vue sous-marin du requin surligné par la musique de John Williams. La plénitude de surface est dès la première séquence (le massacre de la jeune fille précitée, passant de l’excitation érotique du bain de minuit à la prise de bec avec les profondeurs) teintée de trouble. Le générique inaugural n’ayant pas manqué d’insinuer en une tonalité sentencieuse la proximité d’une possible condamnation, d’un très probable drame, aucune légèreté ne pourra par la suite s’émanciper de l’évidence de sa fragilité. La méthode n’est en elle-même pas nouvelle, peu surprenante si l’on se souvient que déjà Tourneur ou Mario Bava, entre tant d’autres plus ou moins grands maîtres de l’épouvante, surent exploiter le filon de la suggestion par l’usage de moyens aussi basiques qu’efficaces : ombres, plans silencieux, jeux sur la profondeur de champ…

Mais là où le jeune Spielberg (29 ans) sut trouver singularité, c’est dans sa conscience de tous les instants que du raccord, et de lui surtout, pouvait résulter la puissance sans faille d’une situation de danger. L’effroi du spectateur naît aussi bien de l’emploi dosé et précis des partitions de Williams que du découpage sec des scènes aquatiques. Là où André Bazin insistait sur la puissance réaliste du plan-séquence dans son fameux texte « Montage interdit » (1), démontrant la singulière puissance d’un plan réunissant l’Ombre et la Proie, le prédateur et sa future victime, de jeunes cinéphiles comme Spielberg misèrent au contraire sur le précieux potentiel dramatique du montage. Assumant le caractère « fabriqué » de ses procédés, Spielberg cherche manifestement à redonner à une arme constitutive du classicisme une valeur nouvelle, à l’heure où le spectacle comme le monde paraissent progressivement privilégier le tout visible à l’ellipse, le chaud au froid, l’action (Viêt Nam, Watergate, libération des mœurs…) à la réaction.

Les Dents de la mer situant son action en période estivale, donc en un moment où le corps se dénude, où les pulsions érotiques affluent, la mise en scène se devait de rechercher une forme de fusion avec son sujet. Ainsi, le découpage se devait de fragmenter aussi bien les espaces (vue d’ensemble sur la plage par Brody ; activités des vacanciers sur la plage ; autres vacanciers goûtant les plaisirs de la baignade…) que les corps eux-mêmes (surface/profondeur ; dessus/dessous). À cette stratégie se mêle bien sûr un humour teinté de cruauté. Regarder les potentielles victimes barboter dans l’eau tout en étant informé de l’approche du désastre éveille aussi bien une crainte qu’un sourire coupable face à l’horreur de la situation. Plus peut-être que le pauvre Brody, le spectateur est appelé à faire face à son impuissance, regretterait presque de ne pouvoir franchir la rampe, agir devant cette inacceptable fatalité. Dans cette capacité à faire ainsi fusionner le public avec ce monde de celluloïd apparaît ainsi le talent de pur directeur de spectateur de Spielberg, celui ayant fait la renommée d’Hitchcock, celui définissant sans doute le mieux ce que peut être un cinéaste populaire : tout avec le public.

Cœurs vaillants

S’alliant avec Hooper, un jeune scientifique (incarné par Richard Dreyfuss) et Quint (Robert Shaw), un vieux loup de mer directement inspiré du capitaine Achab, de Moby Dick, Brody fera face dans la dernière partie à la matérialité de ses limites. S’engageant dans une chasse au requin sur le petit navire de Quint, ce dernier se verra aussi bien confronté à cette mer qui l’inquiéta toujours, qu’au symbole occasionnel de cette inquiétude (le squale). Nulle propension à l’héroïsme chez lui, mais la simple conscience de ne pouvoir assurer sa propre et provisoire quiétude comme celle de ses proches, de l’île entière, qu’à la condition de cette action. S’ensuit une longue conversation entre hommes où se font jour les angoisses et motivations de chacun, où surtout se laisse progressivement deviner l’imminence d’une sanglante conclusion. Loin de tout sol, flottant sur le territoire de la proie, la fine équipe (à la fois chasseurs et gibiers) attend l’assaut final, celui qui offrira à l’ennemi, jusqu’ici encore si lointain, l’opportunité de montrer les crocs avec éclat.

Véritable explosion spectaculaire (au sens littéral), cette confrontation sera pour le cinéaste l’occasion de mettre en pratique un sens de la mise en scène en parfaite contradiction avec la suggestion initiale. Comment rendre crédible cette proximité avec le requin, mettre en images l’horreur dans toute son évidence sans être dépassé par ses moyens ? Peut-être, comme Quint, en étant pleinement dans le moment, tout simplement, au risque de chavirer, d’être dévoré par la bête ou de faire couler la machine (le tournage du film fut paraît-il infernal, en parfaite conformité avec le sujet). Le temps n’étant plus à la réflexion, ces hommes étant en quête d’une rencontre franche d’un type d’adversaire peu commun, rien ne sert de préserver le mystère plus longtemps, offrons à ce mal trop longtemps enfoui l’exposition au grand jour qu’il mérite.

À cet instant, le film touche à son sommet comme à sa limite. Si la lutte est plus que crédible en raison du parfait premier degré de son traitement, de la qualité des acteurs et surtout du caractère « vraisemblable » du requin, la manifestation de cette lutte amène au constat d’un souci d’articulation du tout. Tant que le film reposait sur l’inquiétude, un jeu de dupe entre distance et proximité, tension d’une attente et apaisement suite à une fausse alerte, le fil esthétique et narratif se préservait d’un forcing susceptible de briser sa fragile cohérence. Cette séquence finale apparaît ainsi, par la matérialisation du danger, comme un peu solitaire, utilitaire en regard de l’ensemble. Bonne scène d’action, l’attaque est aussi quelque part la simplification, l’aplatissement d’une idée tirant sa force de son indéfinition.

Telle sera par la suite toute la « question Spielberg » : excellent professionnel, valeur sûre un peu lisse de la grande machine hollywodienne (pour le meilleur : la saga Indiana Jones, 1981, 1984, 1989 et 2008Jurassic Park, 1993… ; pour le moins bon : Hook, 1981 ; Le Monde perdu, 1997…) ? Artiste bien plus torturé qu’il n’y paraît, auteur en quête d’une signature ou d’un ton en permanente redéfinition (les marques de l’Histoire : Schindler, 1993 ; Ryan, 1998 ; Munich, 2005… ; la hantise des images : Minority Report, 2002 ; A.I., 2001…) ? Surdoué, apte au chef-d’œuvre comme au nanar, ce dernier, dès son déjà très stimulant Duel (1971) fut et reste le repère régulier de toute une nouvelle cinéphilie, naviguant avec lui entre reprise souvent inspirée de genres réputés mineurs (SF, épouvante…) ou hautement cinématographiques (conte, film de guerre, thriller politique…). Ces Dents de la mer sont aujourd’hui, davantage qu’un film culte, la promesse d’un fol appétit de cinéma comme l’ébauche d’une pure intuition encore en voie d’affirmation. Une première croisade.

(1) André Bazin, « Montage interdit », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1985, 372 pages.

Titre original : Jaws

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Durée : 125 mn


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