C’est bien le contexte économique dans lequel se profile le spectre du chômage qui donne à l’intrigue du Voleur de bicyclette toute sa puissance dramatique : l’histoire est si mince qu’un fait divers n’aurait pas sa consistance. Sans emploi, Antonio, père de famille, décroche à l’arraché un job de colleur d’affiches. Aussitôt, les draps du foyer familial sont vendus afin qu’il récupère sa bicyclette au mont-de-piété, seule outil de travail exigé par le recruteur. Dès le lendemain matin, alors qu’il colle sa première affiche exhibant une Rita Hayworth tout sourire (papier peint, le cinéma américain apparaît là comme détaché du réel : il n’en est plus que l’arrière-plan grimaçant), il se fait dérober son vélo. Désespéré, Antonio passe la journée à rechercher fébrilement le voleur dans les rues de Rome, accompagné de son petit garçon.
Le film fut l’objet d’une longue et minutieuse préparation, contrairement à l’impression qui s’en dégage : c’est comme si leurs pérégrinations à travers Rome étaient guidées par le hasard. Une averse survient, et la pluie battante les dévie de leur route, obligés de s’abriter sous un porche, enregistrant comme par coïncidence une pause dans le récit. Le réel, principale visée du néoréalisme, est ici restitué dans sa durée et dans les moments de répit, où s’arrête l’action en tant que telle. Le film satisfaisait aussi une autre exigence du mouvement, celle de préférer des interprètes non professionnels, ni même expérimentés. De Sica s’était vu proposé par David O’Selznick un contrat de production juteux, à condition qu’il confie le rôle principal… à Cary Grant. Le cinéaste refusa, préférant embaucher un inconnu, Lamberto Maggiorani, alors ouvrier dans une usine de la banlieue de Rome. Difficile à présent d’imaginer les traits d’un autre dans la peau de ce personnage, de se le représenter sans sa beauté tourmentée, son visage un peu émacié surplombé d’un feutre élégant, son regard inquiet ou hagard laissant deviner ses pensées obnubilées par un seul but. Quant au gamin, De Sica le repéra dans la rue. Il est également poignant, sorte de Jean Gabin en culotte courte tout aussi accablé que son père.
« Maintenant, il faudra surveiller nos enfants ». Ainsi s’achevait M le Maudit de Fritz Lang ; c’était en 1933. La guerre passa, et la sentence devint plutôt : « Qu’avons-nous fait de nos enfants, et comment vont-ils survivre ? ». Le petit Edmund erre dans les ruines berlinoises dans Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948) ; un garçon de sept ans est rongé par le désespoir dans Les Enfants nous regardent ; Sciuscià met en scène des petits cireurs de chaussures livrés à eux-mêmes pour survivre. Le Voleur de bicyclette les montre tout aussi malheureux, exclus du monde des adultes dont ils sont pourtant les témoins, subissant eux aussi les mêmes conditions de vie difficiles. Sur le papier, le film pourrait fort bien se passer du petit Bruno, qui suit son père comme une ombre, balloté de scène en scène dans l’indifférence générale. Il est pourtant davantage que le simple témoin du drame : c’est lui qui lui donne sa portée morale. Dans la dernière séquence du film, Antonio, à bout de force, s’assied par terre à côté de lui. Il aperçoit un vélo en bas d’un immeuble. Il hésite. La présence de Bruno l’empêche de le prendre : il ne va tout de même pas voler sous les yeux de son fils… Il tente donc de l’expédier ailleurs et court enfourcher le vélo, avant de se faire rattraper. C’est alors à travers les yeux de Bruno, stupéfait, que nous le voyons pourchassé, conspué, ravalé honteusement, à son tour, au rang de voleur. En pleurs, il finit par glisser sa main dans celle d’Antonio. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont réunis dans le même cadre. Filmés séparément, l’un près l’autre mais dans la même échelle de plan, Bruno se hisse finalement au même statut que son père, à égalité avec lui. Ils s’éloignent tous les deux et se perdent dans la foule anonyme. L’enfance est terminée, fin de l’histoire.
André Bazin avait ainsi formulé la thèse du film, terrible : pour subsister, les pauvres sont obligés de se voler entre eux. On ne peut détester le voleur, qui avait sûrement dérobé le vélo pour les même raisons qu’Antonio, ni même ses poursuivants qui le donneraient bien en pâture à la police. C’est sans doute cette empathie et l’amour que De Sica porte à ses personnages qui le distinguent des autres cinéastes néo-réalistes, et rendent ses films profondément attachants. On a beaucoup dit qu’il était le plus humaniste de tous. En transformant cette petite histoire insignifiante en véritable tragédie, il montre en tout cas que si la solitude finit par triompher, ce n’est pas parce que les hommes sont égoïstes (De Sica n’y croit pas une seconde), mais parce qu’ils sont contraints à l’individualisme, du fait du contexte social de l’après-guerre.