Allemagne année zéro

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Le jeune Edmund erre dans le Berlin d’après-guerre devant la caméra courageuse de Rossellini

« Les idéologies délaissant les lois morales évoluent en folie criminelle. Même l’enfant est entraîné d’un crime atroce à un autre, par lequel il croit avec candeur se libérer de la faute ». (texte apparaissant avant la première scène)

 


Un enfant, des adultes
Dans le Berlin de 1947, on entend des rires d’enfants. Au milieu d’une place, une grande fontaine est prise d’assaut par des gosses. Ça crie, ça rit, les ruines de la ville en arrière plan. Edmund (Edmund Meschke) lui ne joue pas. Il passe ses journées dans les rues, à chercher de quoi manger pour sa famille ; chercher des cigarettes, du charbon. Arrivé près de la fontaine, il s’arrête quand même et regarde comme nous ces enfants jouer. Ils ont son âge et sans doute qu’il les envie. Un adulte entre dans le cadre et vient briser le peu de quiétude de la scène. Un ancien instituteur d’Edmund qui a perdu son travail depuis la chute du IIIe Reich. L’instituteur le flatte, lui caresse le visage, le bras, et l’invite chez lui. L’ambiguïté de la scène arrive à son apogée quand Edmund entre dans la chambre de l’homme et s’assoit sur ses genoux, candide. Après quelques instants, l’adulte demandera à l’enfant d’aller vendre pour lui dans la rue un disque contenant l’enregistrement d’un discours d’Adolf Hitler. Pour dix marks, l’enfant s’exécutera.

L’ambiguïté sexuelle de cette scène, si elle n’aboutissait à rien, si elle n’était qu’une astuce de metteur en scène irait jusqu’à détruire tout le film; jusqu’à la révolte du spectateur. « Tu es un beau et solide gaillard» dit l’instituteur. Rossellini laisse planer le doute sur la pédophilie de l’homme mais tient énormément à cette ambiguïté. La raison est qu’à la fin de cette scène, comme à de très nombreuses reprises durant Allemagne année zéro, l’enfant est abusé par l’adulte. Pas sexuellement mais son innocence, son esprit, son enfance sont salis. La main sur l’épaule, sur sa tête, l’adulte écrase Edmund jusqu’à le faire rentrer sous terre. Une seule compassion, identique et distante. Celle du spectateur et de Rossellini.

Après Rome ville ouverte et Paisà, Rossellini conclue avec l’histoire d’Edmund sa trilogie d’après-guerre. En suivant un garçon dans Berlin en ruine, le cinéaste italien pousse son idée du néoréalisme à son paroxysme : « Suivre (…) un être tout petit au dessous de quelque chose qui le frappera ». (Rossellini, le cinéma révélé). Filmer un personnage seul portant sur son dos le monde entier n’a en effet jamais été aussi vrai qu’avec Allemagne année zéro. Son père malade, sa sœur trop digne pour se prostituer et son frère, ancien S.S. se cachant des nouvelles autorités, le jeune Edmund supporte le poids de toute sa famille. Il assume tout car déjà une grande personne, déjà forcé d’être responsable. Edmund entouré d’adultes, étouffe dans les plans de Rossellini. Dans la maison de l’instituteur, dans le petit appartement où il vit avec sa famille… On ne lui demande rien mais on lui en demande trop. Personne ne veut le voir seul dans les rues mais personne ne lui dit d’arrêter. Sans lui comment vivraient-ils ? L’enfant entouré d’adultes devient alors adulte à son tour. Tout du moins, considéré comme tel. On lui parle d’eugénisme (l’instituteur), de patrie (son père, son frère), de sexe (les adolescents qu’il rencontre dans la rue)… Rossellini le filme alors seul, toutes ces idée en tête, déambulant dans les décombres de Berlin. « (…) un être tout petit au dessous de quelque chose qui le frappera ».
Un enfant seul
Malgré toutes ses responsabilités, Edmund seul est filmé par Rossellini comme un enfant essayant de redevenir enfant. Autour de la fontaine donc, prêt à redevenir gosse et à s’amuser à nouveau ; quand des garçons de son âge jouent au football, courant pour aller jouer avec eux ; et lorsqu’il se retrouve caché après une fugue dans la cage des escaliers d’un immeuble, la peur du noir le faisant rester près de interrupteur. Edmund est un gamin. Qu’il erre dans le Berlin d’après-guerre ne peut tout changer et la douceur avec laquelle Rossellini le filme dans ces moments d’errance, lui rend enfin sa fragilité d’enfant. Seulement pendant un temps. En effet, il ne pourra pas jouer vers la fontaine et les enfants et leur ballon de foot le fuiront, comme s’il était déjà trop grand. Le poids que porte Edmund est bien trop lourd pour lui et le condamne à rester seul.
L’enfant, sur les conseils de l’instituteur (« Il faut avoir le courage d’éliminer les faibles »), empoisonne son père malade et cause sa mort. En pensant faire le bien, en pensant libérer son père de ses souffrances, Edmund commet l’irréparable, l’innommable. Sa solitude désormais, devenant une solitude de culpabilité. Se cachant de sa famille, se cachant dans les ruines des immeubles, l’enfant croule sous elle. En accablant encore et encore son jeune héros, le cinéaste ne veut pas en faire un martyr. En se faisant bourreau, Rossellini fait de cet enfant l’Allemagne d’après-guerre et pose une seule question : comment un enfant peut-il vivre dans un monde rempli de culpabilité ? La question est posée à chaque instant, à chaque plan. Jusqu’au dernier : quand il comprend la portée de son geste, Edmund préfère se suicider.

En 1948 avec Allemagne année zéro, Rossellini, courageux, demande, implore de la compassion. Pour l’Allemagne et pour ses enfants. Mais y a-t-il un espoir ? Avant de se donner la mort, Edmund se cachait dans un immeuble en ruine. Voulant descendre d’un étage, il choisit de glisser sur une poutre tombée entre deux appartements et laissée là, comme un toboggan. Il glisse. Est-ce le personnage ou bien l’acteur ? Peu importe. On croit avoir vu un sourire sur son visage.

Titre original : Germania anno zero

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Durée : 80 mn


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