Le Père de mes enfants

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Après le déjà magnifique « Tout est pardonné », Mia Hansen-Love gagne avec ce second film ses galons de grande cinéaste. Ni plus ni moins.

Bien qu’émouvant, le deuxième long métrage de Mia Hansen-Løve ne saurait – et ne voudrait sans doute pas – se laisser définir comme un « drame ». Tout du moins, à l’évidence du caractère tragique de son récit doit s’adjoindre la précaution d’un dépassement de la seule émotion résultant du trauma d’une perte, au profit de l’accompagnement d’une poignée de personnages dans le magnifique projet de vivre encore. Le Père de mes enfants est, au-delà de l’évocation sous forme de fiction des derniers jours d’un producteur de cinéma ouvertement inspiré d’Humbert Balsan, l’occasion pour la jeune cinéaste de 28 ans de persévérer dans cet art de ne pas filmer la douleur en elle-même (celle qui devrait accompagner les retrouvailles avec un père longtemps perdu ; celle inhérente au constat qu’un père est bel et bien perdu), mais le présent d’une vie dans ou après la douleur. Là où le premier film fascinait, dans sa deuxième partie, par l’acceptation toute bête par une jeune fille de 18 ans de passer une journée avec celui qui n’existait plus qu’à travers les rancoeurs de sa mère, celui-ci bluffe tout autant, également dans sa seconde moitié, par l’extrême douceur avec laquelle s’esquisse le travail du deuil.

Grégoire Canvel (Louis-Do de Lencquesaing), producteur dont la concrétisation des derniers projets s’avère d’autant plus incertaine que le poursuivent au fil des jours les dettes accumulées par le passé, sera certes la figure centrale de la première heure du film. Celui par qui tous les autres protagonistes seront introduits dans le corps de la fiction, que cela soit par le biais d’un retour à la maison (il est marié et père de trois filles,…) ou d’une discussion au restaurant (…a des amis,…), le temps d’un passage dans les locaux de Moon Films, sa société de production (…est proche de ses employés,…) ou d’un coup de fil à son banquier ou ses avocats (… mais a surtout des huissiers aux trousses). Mais, comme le laisse subtilement entendre le titre, sa pleine présence à l’écran, son perpétuel mouvement emportant toutes les scènes dans son vertige (tout le découpage, le moindre raccord est comme précisément guidé par le rapport de l’homme au monde, à ses interlocuteurs), doivent d’emblée être perçus dans la commune distance d’une prédiction (celle de son éclipse prochaine) et d’une évocation (votre père, c’était cet homme là). Aller voir un film intitulé « Le Père de mes enfants », c’est ainsi s’attendre à faire l’expérience d’un certain regard – a priori subjectif – sur cette entité. Or, et c’est en cela que le film est en définitive si beau, pareille littéralité ne saurait résumer l’entreprise réelle de Mia Hansen-Løve.

                                                                                                            

 

« Tout est pardonné », nous précisait-elle déjà, il y a un peu plus de deux ans, nous laissant bien insinuer, au sortir du film, que ces mots, bien que non dits, étaient ceux résumant le mieux la philosophie de la jeune fille incarnée par la douce et fragile Constance Rousseau. Jeune fille qui, tout en ayant pris acte de l’histoire singulière de ses parents – que la cinéaste exposa au préalable – et donc des souvenirs de sa mère, sera pour son père nulle autre que ce qu’elle lui donne : une pure et simple présence, une évidence, la disponibilité d’un être logiquement épargné du souvenir des sales affaires du passé. La question du pardon se posait finalement moins, dans la très courte relation qu’instaureront la fille et son père – qui mourra presque immédiatement après ces pudiques retrouvailles – que celle d’une acceptation. « D’accord », « C’est comme ça » auraient ainsi été des titres pas moins adéquats à la tonalité du film. De même, « Le Père de mes enfants », en même temps qu’il fait parfaitement corps avec l’esprit du présent opus, ne doit pas être pris comme le « seul titre possible » pour un film qui aurait aussi pu s’appeler « Cet homme », « Lui »… ou « Grégoire », du nom de ce fameux père.

Car le cinéma de Mia Hansen-Løve, cela se précise dorénavant, semble mû par une aspiration toute particulière au déchiffrage, à la lecture (littérale, car on lit beaucoup dans ce dernier film, aussi bien des textos que des lettres retrouvées ; mais aussi symbolique, si l’on s’arrête ne serait-ce que sur les diverses affiches accrochées aux murs des bureaux de Moon Films, aux titres ou images susceptibles de résonner avec le drame se dessinant sous nos yeux), à la relève des moindres signes, des moindres rimes susceptibles d’inviter à saisir davantage que ce qui est donné. Car tout naturaliste qu’il est, mais en son sens le plus positif (celui d’une grande pureté de trait, d’une fluidité assez idéale dans le tracé des gestes, le dessin des corps et le coulé du récit, attestant à chaque seconde d’une pleine existence de ces figures, d’une incarnation des personnages libre de tout forcing), ce film n’oublie pas de préserver son récit et ses images de la prétention délirante de tout donner, d’être plus réel que le réel. La grande élégance du style d’Hansen-Løve est un peu celle des auteurs ayant toujours, de Bresson à Gérard Blain, en passant par Doillon et Brisseau à leur meilleur, fait du juste partage de la parole (abondante ou rare) et du geste (lent ou vif), de leur blancheur et leur permanente nécessité – pour le fil du récit, la plénitude des séquences – la matière première de leur art. D’où qu’à certains moments ce film, comme le précédent, tout ancrés soient-ils dans le contemporain, puissent donner l’impression d’être un peu « hors d’âge », un peu d’hier, toujours d’aujourd’hui. Ce n’est aucunement un reproche, bien au contraire : mieux vaut aller au bout de ce que l’on souhaite raconter en ne renouvelant rien plutôt que de foncer tout droit dans le mur d’un « jamais vu » voisinant parfois dangereusement avec l’inregardable (cf des trucs pseudo subversifs comme Sheitan de Kim Shapiron, Dobermann de Kounen jadis et toute la vague aujourd’hui un peu poussiéreuse des films de djeuns rêvant de l’Amérique pour mieux se réveiller les pieds enfoncés dans une bien obscure franchouillardise).

                                                                                                             

 

L’importance du Père de mes enfants, dans le paysage cinématographique français, ce qui fait dans tous les cas de ce film l’un des plus beaux de cette année, réside donc bien dans ce mélange de classicisme, cette tenue d’ensemble dans sa structure – qu’il ne faut pas apparenter à un excès de prudence, mais bien à un respect monstre pour le concept même de « film », une conscience rare du privilège pour une aussi jeune cinéaste de pouvoir donner vie aux histoires qu’elle souhaite – et le précieux refus de son auteur de le vouloir trop parlant, trop identifiable comme ce qu’il est bien pourtant : un hommage à Humbert Balsan, cet homme qui aurait dû, si la vie n’en avait pas voulu autrement, être le producteur de son premier long métrage. On pourrait user de nombre de superlatifs pour souligner l’incroyable maturité de son regard, la finesse avec laquelle elle aborde un sujet aussi casse-gueule que le suicide, ses causes et ses conséquences. Il n’y a qu’à voir la manière dont Louis-Do de Lencquesaing (dont non seulement la ressemblance avec le « vrai » Humbert Balsan est très notable, mais qui surtout s’avère l’une des plus belles « présences » perçues ces derniers temps dans un film français) passe, au fur et à mesure qu’approche l’échéance, de la fougue, du débit de l’homme encore d’aplomb pour affronter les difficultés inhérentes à son métier à la parole un peu lasse, l’œil vague, la lourdeur physique de celui pour qui tout est déjà joué. Surtout, qui aujourd’hui a pareille capacité à faire transparaître de manière aussi plausible et juste sur un écran la douleur, la prise de conscience par des enfants qu’un changement majeur vient de surgir dans leur existence, leur interdisant probablement pour la suite la légèreté de leurs petites mises en scène du début, l’épanouissement silencieux d’une baignade lors de vacances familiales ?

                                                                                                            

À une semaine près, le deuxième opus de Mia Hansen-Løve sort sur les écrans juste avant Noël. Il serait d’un bien mauvais goût, très cynique de s’attrister de cette légère avance sur le calendrier au prétexte qu’un film au sujet aussi sombre – le désenchantement absolu, entre perte de l’équilibre d’une famille et « liquidation » de l’entreprise de toute une vie – saurait faire rempart contre la naïveté et l’appel un peu forcé à l’évasion propre aux films sortant généralement en cette période. Reste que ce film est pourtant en lui-même, pour ceux dont la profonde tristesse de certaines œuvres fait paradoxalement le bonheur, un véritable cadeau en cette fin d’une formidable année de cinéma. Un cadeau en raison de sa seule beauté, comme en celle du bonheur de constater la naissance – la confirmation d’une intuition première, surtout – d’une très grande cinéaste. Au même titre que Two Lovers de James Gray à la fin de l’année dernière, Le Père de mes enfants arrive à point nommé, à cette heure où dans l’art comme dans la vie les questions du choix, de la destinée et de la résolution se posent plus que jamais, pour rassurer quant à l’idée qu’il n’est jamais trop tôt ni trop tard (pour un personnage, une famille, un(e) cinéaste comme un spectateur) pour accepter de survivre à ses désillusions (amoureuses, sociales ou professionnelles : passionnelles dans tous les cas). À la fin des deux films, un dernier coup d’œil sur le regard de celui ou celle (Joaquin Phoenix chez Gray ; Alice de Lencquesaing chez Løve) qui, bien que marqué à vie par la perte de l’objet de ses rêves et projections (Ma Blonde ; Mon cher Papa), aura peut-être assez des épaules de ceux qui l’aiment encore (Ma Brune ; Ma Mère et mes Sœurs adorées) pour le présent… et les autres jours.

Titre original : Le Père de mes enfants

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Durée : 110 mn


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