Le Musée des merveilles

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Chef-d’oeuvre animiste.

Todd Haynes rend hommage à toutes les expressions cinématographiques dans Wonderstruck (titre original bien plus évocateur signifiant plus ou moins « abasourdi »), des formes les plus expérimentales au cinéma des origines. Véritable oeuvre baroque, elle parvient malgré tout à rester étonnamment cohérente, et légère comme une plume. 
 
Une densité déconcertante
 
Deux visionnages seront sûrement nécessaires pour prendre la pleine mesure du dernier film de Todd Haynes, tant les couches qui constituent son mille-feuilles d’images s’avèrent tout aussi magistrales que déconcertantes. L’un des héros du film, le jeune Ben, est lui-même confronté à une énigme qui semble lui nouer le ventre. En effet, que veut dire cette belle et mystérieuse citation d’Oscar Wilde que son père a laissée derrière lui avant de disparaître dans la nature : « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d’entre nous regardent les étoiles » ?
 
Véritable œuvre-inventaire dans sa façon de tout répertorier, Le Musée des merveilles semble de prime abord moins conter l’histoire de ses deux héros (Rose et Ben, deux enfants sourds vivant une aventure étrangement symétrique à deux époques différentes – respectivement, les années 20 et les seventies), que la traversée successive d’environnements fourmillants et de salles pleines à craquer. D’ailleurs, chaque objet est chargé de sa propre petite histoire et, une fois imbriqué au suivant, puis à tous les autres, ils constitueront l’étrange organisme du film. De par ce grand fouillis, voire ce trop plein, pourrait facilement se manifester la même sensation que durant la visite interminable d’un immense musée. Et pourtant, miraculeusement, ce n’est jamais tout à fait le cas.

 

 

Un patchwork cousu par des mains délicates

 
Impossible de ne pas reconnaître en Todd Haynes (magistralement épaulé par son chef-opérateur Ed Lachman, qui signa la photographie de Carol en 2016), l’un des plus grands créateurs d’images du Holywood contemporain, tant les visions de son film parviennent, en plus de leur beauté irradiante et fourmillante ( à la manière d’un Canaletto), à tenir en équilibre sur un fil aussi subtil que fragile. Car là où un Scorsese, en se frottant à une adaptation du même auteur – Hugo Cabret de Brian Selznick –, réalise un film très beau mais à la lourdeur égale à son dispositif, Haynes, lui, parvient à faire communiquer la démesure avec une légèreté époustouflante, comme si chacune de ses visions parvenait à perdre son poids matériel, et finissait par flotter en apesanteur.
 
Cette sensation miraculeuse n’est évidemment qu’une histoire de mise en scène, et pourrait se définir par un seul mot : la délicatesse. Dans cette perspective, chaque image du film, ainsi que chaque son, n’a d’obsession que de figurer une même idée, qui serait de capturer l’objet dans sa dimension immatérielle et transcendantale ; l’âme de l’objet pourrait-on dire, ainsi que la mémoire qui lui est attachée.
 
De cette manière, une girafe empaillée du Muséum d’Histoire Naturelle de New-York prend alors des atours mystérieux ; elle devient un véhicule à voyager dans le temps et l’espace, tout autant qu’une clef qui ouvrira de nouvelles portes dans la quête de Ben. De même, lorsque ce dernier se confronte à la reconstitution d’une meute de loups dans l’une des vitrines du musée, c’est bien le symbole qu’évoque la figure de l’animal qui éclabousse le regard, sa mythologie primitive, ainsi que sa place dans l’imaginaire de Ben (depuis toujours terrifié par la silhouette du prédateur, jusque dans ses rêves). Pendant un temps, l’on en oublie l’artifice et la morbidité du procédé de taxidermie, tant l’objet semble prendre vie par acte de croyance. Plus précisément, l’inanimé s’anime via le regard des enfants, dont la curiosité vitale se lie à la lueur surnaturelle de leurs lampes torches, durant l’exploration nocturne du musée ; les phares (lumineux et perceptifs) font surgir les secrets du néant.
 
 

Transmission par delà le temps 

 
Sans surprise, la cohabitation dans le montage de deux époques cinématographiques, du noir et blanc muet à la cacophonie funky et jaunâtre des années 70, obéit à cette même logique. Alors que les va-et-vient entre les reconstitutions de l’âge d’or du muet (avec ses costumes élégants, son épure contrastée) et les seventies auraient été insupportablement décoratives dans les mains d’un mauvais cinéaste, le film demeure organiquement cohérent, tant sa façon de regarder ces enfants reste scrupuleusement la même à travers le temps. Telle une ligne fluide et traversante – un peu comme l’éclair qui foudroie Ben au début du film – le film résiste au morcellement des couches temporelles, et rend l’artifice cinématographique vivant. Il est d’ailleurs intéressant de constater le travail prodigieux réalisé sur l’ambiance sonore, qui est à la fois baroque – alternant la musique funk, les orgues du muet et la guitare électrique, entre autres – et complètement libre dans l’espace filmé. En effet, l’espace sonore du muet s’invite parfois soudainement dans l’époque de Ben (seventies) et inversement, appuyant de manière suggestive l’effet de vases communicants. 
 
Au bout du compte, le film débarque, de par l’exploration d’un langage non-verbal et purement sensitif, sur un territoire simplement spielbergien, et tout particulièrement en comparaison du rapport qu’entretiennent Elliott et l’extraterrestre dans E.T. (1982). Car, de la même manière, c’est comme si Ben pouvait sentir les émotions de Rose, marcher dans ses pas sans réelle explication, sinon celle d’une union dans la surdité. Le pouvoir surnaturel ainsi produit par un être venu de l’espace est ici remplacé par le pouvoir de mieux voir, comme si la perte de l’ouïe était compensée par le surgissement d’un sixième sens. Cette faculté permet de capter la mémoire contenue dans les objets croisés, une histoire qui transpire de leur surface et se répète à l’infini. C’est un peu, aussi, le propre du cinéma lui-même. Dans cette perspective, revoir un film muet des années 20, c’est cette même promesse de voir revivre une mémoire fantôme – les corps d’acteurs disparus revivent encore et encore, le temps d’une projection. Et toute cette vie est emprisonnée à tout jamais dans un objet – la pellicule.
 
À cette même échelle, les scènes du monde animal reconstituées derrière les vitrines du musée ne sont que d’autres exemples de fenêtres vers d’autres dimensions. Car toute la dialectique du film donne à voir d’innombrables fenêtres dans le Musée des merveilles, qui sont autant d’occasions de voyager dans le temps et l’espace ; ainsi les disparus continuent d’exister à travers les mots d’une lettre, l’amour d’un père dans un marque-page, la mémoire dans une maquette, et la somme de tous ces beaux objets, de tous ces beaux fantômes, se retrouve projetée dans le ciel comme une constellation d’étoiles à l’issue du film. 
Ainsi Todd Haynes formule sa propre interprétation de la phrase d’Oscar Wilde : il n’y a pas de dissociation entre le caniveau et les étoiles pour celui qui sait y regarder. Car l’étoile, tout comme les objets de l’ici-bas, ne sont que les lueurs projetées d’un temps passé, des souvenirs qui miraculeusement, ont fini par nous parvenir.
 

 
 
 

Titre original : Wonderstruck

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Durée : 117 mn


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