Le Cheval de Turin

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Si comme il l’annonce ce dixième film est réellement son dernier, nous n’avons plus qu’à féliciter Béla Tarr de clore son oeuvre de manière aussi magistrale.

Parmi les nombreuses qualités du Cheval de Turin, l’une des plus notables est sans conteste la chance qu’il offre d’appréhender d’un même œil la double face de son spectacle : la très sombre / la presque lumineuse. La première face invite à suivre durant deux heures trente ce que l’on devinera progressivement être les derniers jours d’un père et sa fille, reclus dans leur ferme sous la contrainte d’une tempête qui ne finira plus et d’un cheval dont l’absence d’appétit signe la fin d’activité. Soit un scénario assez conforme à la réputation du cinéaste hongrois de ne rien chérir autant que le dessin de trajectoires finissantes, les scénarios de mort – ou du moins d’épuisement – annoncée de l’Homme. L’autre face, qui ne contredit pas forcément la première, est celle d’une simple observation de ce que veut dire vivre, encore, ici et maintenant, y compris pour des êtres à la destinée toute tracée. Car, autant que les neuf longs métrages l’ayant précédé, Le Cheval de Turin sera avant tout le lieu de l’installation non pas de « scènes de film », mais de purs blocs d’espace-temps. Le seul théâtre qui nous sera offert sera celui d’une boucle, une « réalité », la pratique par deux corps de l’activité la plus également commune et surprenante qui soit : être, au quotidien, sans folklore ni promesse de variation.

Hic et nunc

S’ouvrant par un carton et une voix off évoquant la folie que la rencontre avec le fameux cheval de Turin (celui des deux « héros » du film) provoquera chez Nietzsche, le film se gardera par la suite de tout renvoi direct à cet apologue d’origine. La première séquence exposera juste le long et laborieux parcours d’un cheval tirant un homme mûr et une jeune femme sur fond d’une musique lancinante et pénétrante (signée Mihály Vig), qui traversera par la suite tous les ports du film. Arrivés à destination, les deux protagonistes – dont le lien n’est pas encore tout à fait identifiable – ramènent la bête de somme dans l’écurie, puis entrent dans ce qui semble être leur ferme, s’abritant enfin d’un vent d’une rare violence. Vent qui, à l’instar de la musique, servira presque de métronome à l’infra récit du Cheval de Turin. Celui donc des derniers jours d’un père et sa fille, que d’autres cartons viendront scander jusqu’à la suggestion finale de leur mort. Avec ces seuls éléments, nous est offert l’essentiel du matériau dramaturgique du dernier film de Béla Tarr (Ours d’argent à Berlin 2011), les supports principaux de l’adhésion longtemps mêlée de scepticisme qui accompagnera sa découverte. Cinéma rudimentaire, primitif si l’on veut (comme souvent chez Béla Tarr, le film est intégralement en noir et blanc). Cinéma très cadré, surtout, d’une rigueur esthétique qui à vrai dire ne surprend pas : rien de plus blanc qu’un drap tout juste lavé dans un film de Béla Tarr, de plus opaque qu’une porte close, de plus empêché qu’un infirme.

Don’t

Ne pas voir ici la simple relève des motifs du rigorisme ayant pu rendre par moments l’expérience d’un film de Béla Tarr aussi hypnotique qu’éprouvante, aussi mémorable que douloureuse (souvenir notamment d’une très forte circonspection, lors de la première vision du précédent Homme de Londres, adaptation de Simenon dont les beautés peuvent échapper au premier regard à force de « structure », de composition, d’esthétisme trop prononcé, justement). Simplement l’aveu d’une acceptation – nécessaire à son appréciation réelle – du devoir de faire avec ce cinéma de la scénographie assumée, dont l’incarnation des figures se plie obstinément à l’appréhension du réalisme comme possible symbolisme, et inversement. Les personnages de Béla Tarr vivent des situations au fond très triviales, mais que des cadres toujours plus spacieux de film en film présentent comme purs tracés chorégraphiques. De même, si la ligne reste claire, le geste toujours très lisible, tout dans ce cinéma reste soumis aux dures lois de l’organisme, de l’apesanteur, de la grâce impossible. L’extrême précision de la mise en scène (que l’on peut apparenter, si l’on en reste à son aspect le plus superficiel, à un cinéma de dispositif), la littéralité est ainsi l’une des conditions, sinon la condition de la plus juste observation d’un statu quo. Pour installer au mieux une séquence, une situation, un espace-temps, il importe au départ de savoir la rendre la plus visible, la plus matérielle qui soit.

Pied à terre

Présenté par le cinéaste lui-même comme son dernier film, Le Cheval de Turin a tout en effet de l’œuvre terminale. Jamais peut-être la forme d’un film n’aura été aussi conforme aux enjeux mêmes de son récit. Un père, sa fille, ne pouvant plus cultiver leur terre, perdant peu à peu tout moyen de subsistance (puits vidé, cheval épuisé, feu perdu…), vivent donc, tout simplement, aussi dignement qu’ils le peuvent. Ayant perdu l’usage d’un bras, lui ne peut de jour en jour se vêtir qu’avec l’aide de la jeune femme. Elle, que la tâche ne semble pas – ou plus – scandaliser devient ainsi, osons la facilité, la mère de son père. Le film ne tiendra alors que par le suivi de la synchronisation quasi muette de leurs heures de réveil et de repas (soit une patate chaude par jour). Ne se posera jamais ici la question de l’avant ou de l’après, de ce qu’ils ont été ou ce qu’ils pourraient devenir. Ce qu’il y a à prendre en ce jour par le cinéma, c’est ce qu’ils sont aujourd’hui, point. De pauvres gens ? Tout à fait. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Béla Tarr ne fera aucun effort pour infiltrer dans ce temps scellé la moindre lueur d’espoir : lorsque le père mange sa patate au fil des jours, il nous le montre la dévorant en temps réel, tel l’affamé qu’il est, l’animal qu’il est plus ou moins (re)devenu. Ce cinéma n’a que faire du glamour, de la « grâce », de la promesse de beaux lendemains… Ses miséreux, comme ceux d’un Pedro Costa – mais en plus malmenés encore, beaucoup plus résistants – ont juste pour eux la cruelle cinégénie des parias.

Look

C’est à la faveur de ce constat précis que doit, une fois les présentations faîtes, se poser pour chacun la question du meilleur abord de ce film n’avançant qu’à l’évidence, au factuel. Faut-il compatir à cette observation d’une fin de monde, cette tragédie absolue d’une misère sans remède ? Faut-il à l’inverse voir dans cette cohabitation (parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : du partage d’un véritable « temps de vie » – celui d’avant le dernier souffle) la chance d’une observation attentive des gestes les plus justes et inespérés qui soient ? Ce couple, bien que ne disposant pas des armes nécessaires au combat pour un retournement favorable de sa situation (mère nature lui refuse toute perspective d’échappée ; migrer, c’est non seulement se déplacer, donc engager son corps dans une longue et incertaine épreuve, mais aussi transporter des bagages, assurer sa survie, savoir mesurer la charge nécessaire à une longue traversée… ce qui n’est pas chose aisée lorsque l’on dispose de si peu), sera rien moins que l’une des entités les plus ancrées, les plus héroïques que le cinéma nous ait présentées depuis longtemps. Héroïque au sens où fascine son talent à poursuivre, sans larme ni complainte, prendre jusqu’au bout ce qu’il reste à prendre.

Comedy ?

S’il y a bien une cruauté chez Béla Tarr (rien de neuf dans ce constat), ce n’est en aucun cas celle de l’artiste fier d’offrir le spectacle d’un monde allant à sa perte, tous signes du temps dehors (soit le pire d’un Haneke – Code inconnu, 2000 – ou d’un Von Trier – presque tout). Ce qui porte de plus en plus son cinéma, et peut-être cet ultime film davantage encore que les autres, c’est l’idée très nette d’un pessimisme devenu la condition même, sinon de l’art de son époque, en tout cas du sien. Parce que la mortalité, la fin semble le travailler plus que jamais, un film n’est peut être désormais rien d’autre pour lui que la seule revanche possible. Le Cheval de Turin, en même temps que la chronique d’une mort annoncée (dès le premier plan, l’effort du cheval saisit autant par son labeur, laissant prédire une chute imminente, que par le miracle de sa durée : il ira jusqu’au bout !), se révèle le plus apaisant des films. Si c’est notre regard qui diagnostique le degré de gravité de la situation des personnages, la « compassion » suscitée par le partage impuissant de leur extinction prochaine, ces derniers sont-ils pour autant soucieux de correspondre au mieux à l’ « image » de leur drame ?

Back

Sans parler de burlesque, il ne faut pas nier au Cheval de Turin une certaine ironie – certes minimale –, participant discrètement mais surement de la possibilité de son spectacle. Esquisser un sourire face à la ronde des jours, la répétition des mêmes gestes, des mêmes situations (manger sa patate chaude, habiller papa, aller puiser l’eau, tenter de faire repartir le cheval, etc.), deux, trois, quatre, cinq fois n’est pas forcément un sacrilège. Pas ici, pas dans ce film là. L’art de Béla Tarr n’a jamais été celui de la complainte, mais plutôt d’une ironie sourde – hongroise ? –, un amusement discret quant au voisinage des surfaces, volumes et matières.

Plus que terrien, son cinéma est comme dit plus haut celui des grands espaces, et par conséquent de l’espace. Habiter la terre, exister ici bas est à la fois une malédiction et une ivresse. L’essentiel, pour l’Homme ordinaire de Bela Tarr, serait moins de se relever après la chute que de lui faire honneur. Le principal, pour le cinéaste Bela tarr, est moins de dénoncer la misère (bien que son amour monstre pour chacun de ses personnages ne fasse aucun doute) que de trouver la distance adéquate à sa représentation la plus autonome, la plus prioritairement physique, pour ne pas dire cosmogonique. C’est de cette intelligence à la fois esthétique et humaniste du cinéma que témoigne donc ce Cheval de Turin, grand film accomplissant le troublant exploit d’effacer à peu près tous les autres.

Photos : © Sophie Dulac Distribution

Titre original : A Torinói Ló

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Durée : 146 mn


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