A la découverte d’Apichatpong Weerasethakul

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Palme surprise du dernier Festival de Cannes, « Oncle Boonmee » impressionne d’avance. A tort! Quelques éclaircissements sur son auteur.

A voir son air réjoui mais coincé lors des séances de photos post-palme, le thaïlandais Weerasethakul n’est pas préparé ni très friand d’une grande médiatisation. Pourtant, ce jeune réalisateur de quarante ans est un habitué des récompenses, cannoises notamment : Prix Un Certain Regard pour Blisfully Yours en 2002, Prix du Jury (présidé par Quentin Tarantino) pour Tropical Malady en 2004. Nombre de journaux spécialisés placent ses films parmi les plus importants de la décennie 2000. Apichatpong Weerasethakul reste pourtant jusqu’à fin mai 2010 relativement inconnu du grand public. Il apparaît aujourd’hui comme l’inconnu asiatique palmé au nom imprononçable. Quelques éclaircissement s’avéraient nécessaires.
L’accueil réservé à Cannes par une partie de la critique et de la profession à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures ne l’annonçait pas grand vainqueur de la suprême récompense. Jusqu’alors cinéaste discret, Apichatpong Weerasethakul s’est subitement retrouvé sous les feux de la rampe et a involontairement incroyablement divisé l’opinion. Chef-d’œuvre absolu pour les uns ; trop obscur et expérimental – sous-entendu trop long, trop lent, trop chiant  – pour les autres. Jamais jusqu’alors il n’était devenu tendance de se vanter publiquement d’avoir dormi devant un film, palmé qui plus est. Entre superlatifs grandiloquents et cassage à faibles arguments, la critique tente rarement de guider les spectateurs vers Weerasethakul. A nouveau, il risque d’être difficile de trouver son chemin face à ce beau – mais aussi exigeant – film.
A une époque où l’on tente de faire passer une production mainstream telle qu’Avatar comme une révolution cinématographique, là où il s’agit seulement d’une évolution technique et surtout d’un gigantesque coup marketing (1), il est pourtant plus que jamais nécessaire de défendre l’un des rares cinéastes à proposer un regard différent, une réelle vision créative et montrer que ce cinéma n’est en rien réservé à une élite suffisante. Loin d’être inaccessibles, les films de Weerasethakul reflètent autant le talent que la modestie de leur auteur et s’adressent à tous en proposant une expérience, certes singulière, mais dans laquelle l’imaginaire et les émotions de chacun ont leur place.
 

Des premières expériences à la reconnaissance : les mystérieux films de Weerasethakul?

Diplômé d’architecture puis en réalisation cinématographique en Thaïlande, Weerasethakul se partage entre la réalisation de films pour le cinéma et de vidéos et installations pour les musées et espaces d’expositions. Il commence à réaliser des films dans les années 1990. Entre documentaire et fiction amateur, cette démarche donne lieu à deux projets spécifiques : son premier film, Mysterious Object at noon (2000) et la vidéo Haunted Houses (2001). Dans ces deux projets, le cinéaste laisse apparentes les conditions de production : tous deux montrent une histoire en cours d’élaboration avec des acteurs amateurs. Mysterious Object at noon montre la création d’un récit par diverses personnes (une jeune femme, un groupe d’adolescent, une troupe de théâtre…) et son émergence en image. A l’écran, les images des différents narrateurs se condonfent avec celles de la narration naissante. De la même manière, dans Haunted Houses, Weerasethakul fait rejouer le scénario d’un soap-opera thaïlandais. Soixante-six villageois provenant de six villages différents ont accepté de reprendre les rôles. L’histoire est continue, mais les acteurs qui jouent les personnages changent chaque fois que le tournage se déplace d’un village à l’autre. Les angoisses existentielles des stars du petit écran sont ainsi déplacées chez leurs probables récepteurs. L’artiste soumet le modèle culturel qu’est la télévision à l’épreuve de la réalité qu’elle cible. Avec ces deux films, Weerasethakul envisage le processus cinématographique comme une pratique relationnelle et communautaire.
 
  
Mysterious Object at noon (2000) & Tropical Malady (2004)
En 1999, il fonde Kick The Machine Films, société de production qui promeut et développe un cinéma indépendant à l’écart de l’industrie cinématographique thaïlandaise. En partenariat avec la société française Anna Sanders Films (2), Kick The Machine coproduit les films suivants de Weerasethakul, qui assurent sa reconnaissance comme l’un des auteurs les plus importants de l’époque. D’une structure double, ces films emportent le spectateur au cœur d’un voyage temporel et géographique, s’enfonçant d’abord dans la jungle thaïlandaise et ses légendes (Blissfully Yours, Tropical Malady) avant de rejoindre le monde contemporain (Syndromes and a century en 2006, autour des souvenirs du réalisateur sur ses parents médecins et de la modernisation du pays). Les films s’offrent comme l’exploration de personnages jusqu’à leur métamorphose, à l’image de cette légende sur laquelle se fonde Tropical Malady voulant qu’un homme puisse se transformer en bête sauvage.
Mêlant souvenirs et Histoire, réalisme et fantasme, Weerasethakul nous plonge dans un univers où les repères sont sans cesse à redéfinir. Plutôt qu’une vision passive, il demande au spectateur de marcher main dans la main avec les personnages, de véritablement s’incarner dans l’image. Ses vidéos et films offrent, plus qu’une histoire linéaire, un moment de vie commune avec un ou quelques personnages. Il privilégie jusqu’alors des plan-séquences assez longs et peu dialogués qui permettent de partager une durée s’approchant du temps réel objectif. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier au personnage et à sa vie, mais bien de l’accompagner, de se laisser immerger dans l’image et ressentir par soi-même plutôt que par l’entremise de ses aventures, heureuses ou malheureuses.
Les éloges critiques et sa présence dans de nombreux festivals commencent à attirer l’attention des professionnels du cinéma et des arts plastiques sur le Thaïlandais. Il multiplie les participations à des films collectifs comme L’Etat du monde (2008) dans lequel il montre le très beau court-métrage Luminous People sur une cérémonie funéraire le long du Mékong ou encore Stories on Human Rights by Filmmakers, Artists and Writers avec Mobile Men pour le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. En 2005, il est consultant pour le projet Tsunami Digital Short Films pour lequel il réalise avec l’artiste française Christelle Lheureux l’installation Ghost of Asia sur un fantôme né de la catastrophe de 2004. On a pu aussi voir en France Vampires (3), présenté dans une salle obscure dont le sol est recouvert de sable, où les spectateurs prennent place sur des transats devant les images d’une étrange pérégrination nocturne, à la recherche d’une mystérieuse chauve-souris dans la jungle.
 
  
Syndromes adn a century (2006) & Luminous People (2007)

Une diffusion difficile et une palme méritée

Malgré la réception internationale, les films de Weerasethakul sont très peu vus en Thaïlande, où ils sont fortement censurés : interdiction aux moins de 18, voire 20 ans – Syndromes and a century ayant même été privé de sortie. Ils circulent alors via des DVD pirates. En 2007, Apichatpong Weerasethakul et un groupe de cinéastes fondent le Free Thai Cinema Movement (4) pour lutter contre une loi liberticide pour le cinéma. Palme aidant, Oncle Boonmee a été autorisé à la projection en Thaïlande, assorti tout de même d’une interdiction aux moins de 15 ans. Le film est sorti à Bangkok sur une copie au début de l’été puis circulera dans le pays.
Les récompenses et éloges ne débloquent pas la distribution des films à l’international. En France, Mysterious Object at noon est sorti directement en vidéo. Blissfully Yours n’a bénéficié que de la salle du Panthéon à Paris. Tropical Malady et Syndromes and a century ont eu droit à une sortie un peu plus importante en France, mais somme toute assez faible. Les films de Weerasethakul sont aussi désormais visibles dans le cadre de rétrospectives du cinéaste. La reconnaissance n’aide pas forcément non plus à trouver des financements ni à distribuer les films. Nombreux ont été les producteurs à refuser de financer Oncle Boonmee. Pire, le film est arrivé à Cannes sans distributeur (chose impensable il y a quelques années) et a été refusé par plusieurs autres durant le festival. Pyramide n’en a acheté les droits que quelques heures avant l’annonce du palmarès, moment où il était quasi certain que le film repartirait avec un prix.
Même dans une sélection cannoise grisâtre, l’annonce de cette Palme d’or n’a pas manqué de surprendre. On n’attendait pas Tim Burton à ce rayon. Preuve que si ses récents films n’en finissent pas de décevoir, l’homme a conservé un œil de cinéaste et de cinéphile avisé. Si la vision du film est surprenante, elle n’en reste pas moins magnifique et continue de nous hanter longtemps après la fin de la projection. Précédée de l’exposition Primitive (5), cette palme d’or reste une expérience.
 
  
Oncle Boonmee, l’homme qui se souvient de ses vies antérieures (2010)
En adaptant de manière libre A Man Who Can Recall His Past Lives, en résonance avec ses propres souvenirs, Apichatpong Weerasethakul semble pour ce film avoir rompu avec la dualité des structures en chausse-trape qu’on lui connaissait. Le réalisateur laisse de côté les longs plans-séquence au profit d’un découpage plus serré, de scènes plus dialoguées et d’une ligne narrative plus simple. Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures paraît aussi plus classique. Il suit les derniers jours de la vie d’un homme malade qui voit réapparaître les fantômes et les légendes des êtres qu’il a aimés. Loin de l’œuvre obscure et ennuyeuse décriée par certains, Weerasethakul signe un film assez sobre, pétri d’influences thaïlandaises : les films de fantômes, les légendes anciennes, le bouddhisme ou l’histoire récente du pays…
« Je ne veux pas faire la distinction entre la pop culture et la culture "haute". J’ai simplement voulu ramener le passé, jusqu’à cette grotte où nous apercevons des inscriptions préhistoriques. Mais je ne peux pas trop vous guider. Je souhaite respecter l’imagination du spectateur. » (6)
  
On avait décrit il y a quelques mois Primitive comme une science-fiction du souvenir : les vies passées y refaisaient surface. Plutôt qu’un aboutissement, une conclusion, Oncle Boonmee se situe peut-être en amont de l’exposition et formerait le voyage qui mène jusqu’à elle : le long trajet de Boonmee à la fin du film, à travers la forêt et la grotte, comme une reconnexion à ses souvenirs, à ses vies passées.

La vision des films d’Apichatpong Weerasethakul est une belle expérience qu’on ne peut que trop recommander. Oubliez les Cassandre méprisants et les ragots qui tournent autour du film depuis sa projection cannoise (non il n’y a pas de plan-séquence d’un quart d’heure sur un buffle. Cette scène est courte et très découpée). Avant de décréter que cette palme est celle du rêve, de l’ennui ou de plomb comme ont pu l’écrire certains de nos confrères, allez à la rencontre d’Apichatpong et de Boonmee, dont l’abord n’est pas si complexe qu’il peut le sembler. Il suffit seulement d’accepter de se laisser aller, accepter de ressentir, d’arrêter de vouloir absolument maîtriser sa pensée et d’arriver à la reconnecter à ses émotions. Tim Burton et son jury ont su cette année distinguer et défendre ce que le cinéma a de plus beau à nous offrir aujourd’hui.
 

  
Oncle Boonmee, l’homme qui se souvient de ses vies antérieures (2010)
Car n’en déplaise à certains, un film peut être autre chose qu’un produit auquel on aurait gommé tout relief afin qu’il puisse être ingéré par des millions de regards d’un monde aseptisé. Un film peut aussi être une œuvre qui demande attention et permet la réflexion chez le spectateur. Contrairement à ce qu’écrivent violemment certains, avec un manque de respect incroyable pour leurs lecteurs, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures ne s’adresse pas à des intellectuels pédants et blafards, mais bien à tous. Le succès public d’un cinéaste comme David Lynch ces dernières années va notamment dans le même sens, montrant que le public a l’envie de ces expériences cinématographiques. Face aux difficultés croissantes des auteurs à trouver les moyens de s’exprimer et à des prises de position critiques dangereuses et néfastes qui voudraient réserver l’art à une élite, il est plus qu’indispensable de montrer que les Weerasethakul, Jia Zhang-Ke, Raya Martin et tant d’autres s’adressent à tous. Et nous de vous guider vers eux.

(1) Notons que la semaine de sortie d’Oncle Boonmee, Avatar ressort sur les écrans, enrichi ( ?) de huit minutes supplémentaires. Huit minutes permettant d’engranger quelques dollars de plus et d’envisager une ressortie en DVD pour les fêtes. Bien vu !
(2) Co-fondée par les artistes Pierre Huyghe et Philippe Parreno, le cinéaste Charles de Meaux, le commissaire Xavier Douroux (au nom du Consortium de Dijon) et rejoints par Dominique Gonzalez-Foerster,
Anna Sanders Films œuvre dans le même esprit que Kick The Machine, en vue de développer des projets nouveaux, d’étendre le territoire du cinéma et de créer des « moments de paysages ».
(3) Présenté dans le cadre de l’exposition collective Travelling, organisée par l’artiste français Ange Leccia à l’Espace culturel Louis Vuitton à Paris, en 2008.
(4)
http://www.kickthemachine.com/FreeThai/FreeThaiCinema.html
(5) Du 1er octobre 2009 au 3 janvier 2010 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
(6) Olivier Joyard, « Apichatpong Weerasethakul: "Respecter l’imagination du spectateur" », in Les Inrocks.com, 23 mai 2010.


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