Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures

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Premier grand film de la rentrée, la Palme d’or 2010 est tout sauf une oeuvre prétentieuse : un mélange saisissant de modeste artisanat et de virtuosité tranquille. A voir absolument.

Bonne nouvelle : le premier grand film de cette rentrée 2010 sort bien ce 1er septembre, marquant par là même la fin officielle des vacances et le début des choses sérieuses, concernant l’actu ciné. Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’or du dernier Festival de Cannes, est donc, presque à son corps défendant, par la grâce surtout d’une malicieuse stratégie de distribution, le film de la rentrée, sonnant pour chacun, spectateurs comme cinéastes et journalistes, l’heure d’une mise à jour, d’une mesure attentive des plus forts enjeux du cinéma contemporain.

Nulle volonté notable néanmoins de donner l’exemple, de la part du désormais fameux Apichatpong Weerasethakul (l’admiration comme la déontologie nous interdisent tout raccourci sur ce nom), ce dernier ayant moins le souci de claironner ses exigences et choix esthétiques comme signes d’une quelconque audace ou révolution que de faire œuvre d’hospitalité, ni plus ni moins. Oncle Boonmee est en ce début septembre le film nous conviant avec le plus d’évidence et d’humilité (en attendant dès la semaine prochaine cette autre belle œuvre de partage qu’est Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Grand prix du même dernier Festival de Cannes) à passer du temps dans son monde, en compagnie de ses spectres, fantômes et vivants.

Malade, se sachant condamné, Boonmee part avec sa belle-sœur, son neveu et son médecin vivre ses derniers jours dans son domaine apicole, loin du bruit des villes, plus près de la jungle et sa moiteur. Occasion pour lui d’aborder avec eux en toute sérénité le sujet délicat de cette vie finissante et, à la faveur d’un micro-événement modifiant en douceur le rapport de chacun à la réalité, de ses vies antérieures et peut-être futures. Ce micro-événement est le retour, les incrustations successives à la table des (encore) vivants de deux disparus : Huay, sa femme, telle qu’elle était au moment de sa mort, près de vingt ans plus tôt (« Donc tu as toujours 42 ans ! », constate avec malice Jen, sa soeur cadette) et son fils, sous les traits velus d’un homme-singe aux yeux rouges. Là et là seul se situe l’art et la grande singularité de Weerasethakul : dans la greffe sereine, sans spectacle, de l’extraordinaire dans l’ordinaire, du trucage dans la prise de vue réelle, de l’onirisme dans le pragmatisme. Face à ces « revenants », Boonmee, Jen et Tong ne manquent certes pas de frissonner, s’interrogeant quant à la réalité de ces présences, mais pour mieux engager quelques secondes après une conversation des plus normales, les invitant avec curiosité à leur faire partager leur expérience de fantômes. Admettant pareil principe d’accueil bienveillant des autres mondes, le travail pour tout spectateur d’Oncle Boonmee consistera ainsi à littéralement ouvrir l’œil et l’oreille aux moindres gestes et paroles circulant entre déjà-morts et encore-vivants.

                                                   
                                              
« Mêlant souvenirs et Histoire, réalisme et fantasme, Weerasethakul nous plonge dans un univers où les repères sont sans cesse à redéfinir. Plutôt qu’une vision passive, il demande au spectateur de marcher main dans la main avec les personnages, de véritablement s’incarner dans l’image. Ses vidéos et films offrent, plus qu’une histoire linéaire, un moment de vie commune avec un ou quelques personnages. Il privilégie jusqu’alors des plans-séquences assez longs et peu dialogués qui permettent de partager une durée s’approchant du temps réel objectif. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier au personnage et à sa vie, mais bien de l’accompagner, de se laisser immerger dans l’image et ressentir par soi-même plutôt que par l’entremise de ses aventures, heureuses ou malheureuses ». Par ces mots (extraits du portrait que nous consacrons cette semaine au cinéaste dans notre Laboratoire), Mickaël Pierson résume bien l’expérience singulière que fut devant ses précédents films et installations vidéos, qu’est encore devant Oncle Boonmee la réception des images et récits constitutifs de cette œuvre. La question n’y est d’évidence plus, n’y a jamais été d’identifier les segments d’une ligne narrative donnée, de se laisser guider par le cours linéaire d’une pleine fiction, mais d’adhérer – si possible sans trop de résistance – à des propositions d’« immersion », de flottement serein dans des blocs d’espace-temps n’exigeant aucune médiation. Peut-être est-ce cette proposition de désarmement qui braqua certains confrères, lors de la consécration cannoise du film ; cette idée que cette fois-ci, dans le plus prestigieux festival du monde, connu pour mettre en avant un cinéma d’auteur certes exigeant (Haneke, Lynch, les Dardenne…) mais aux enjeux généralement plus saisissables, ce soit le film le plus languide, traversé par le moins d’urgence qui ait eu le dernier mot.

Car ce prix et la surexposition qui l’accompagne ont valeur de défis, en même temps que de revanche, en regard de l’exploitation très confidentielle, ici comme ailleurs, des précédents films du cinéaste. Encore privé de distributeur français quelques heures à peine avant la cérémonie de clôture du festival, Oncle Boonmee est exemplaire de la nécessité pour ce type de cinéma d’être par moments éclairé presque à son corps défendant. Quittant Bangkok, en pleine guerre civile, pour venir présenter son film le dernier jour de la compétition officielle, Apichatpong Weerasethakul eut sur la scène du Palais des Festivals un joli mot, lors de la réception de sa Palme, notant – je cite de mémoire – le saisissant contraste entre cette mise en lumière, ce prestige, cette reconnaissance soudainement tapageuse et les conditions plus « sauvages » de la réalisation d’Oncle Boonmee dans la jungle thaïlandaise. Sa réaction à l’annonce du résultat fut d’une sobriété exemplaire, l’homme semblant certes flatté, mais un peu ailleurs, toujours dans son monde (dans ses mondes). Ne voir en cette réserve aucune morgue à l’égard des paillettes et autres manifestations internationales (Apichatpong est lui-même grand cinéphile et voyageur), mais plutôt une mesure à peu près équivalente à celle donnant le ton à ses films. Joies et deuils gagnent ici à ne s’encombrer d’aucune surenchère. Oncle Boonmee, retrouvant femme et enfant disparus, fera montre d’une tendresse avant tout notable par la sobriété des regards et des mots. De même, son inquiétude face à la mort ne fera l’objet d’aucune plainte manifeste, mais de l’évocation, au détour d’une conversation avec Jen, de son regret d’avoir dans sa vie de jeune soldat tué tant de communistes.

                                                                                               

C’est ce qu’il y a de plus déroutant et de merveilleux, dans ce film : tout y est abordé sous l’angle d’un grand réalisme (dans les choix de mise en scène, reposant essentiellement sur une juste distance dans le processus d’enregistrement, de captation du réel, tout « retravaillé » soit-il), d’une lucidité monstre des personnages. Mais rien ne cherche à préserver ce réalisme, cette lucidité de leur détournement au profit de degrés de perception moins définissables. D’où qu’il ne soit pas évident de saisir au premier regard le lien direct entre l’exquise séquence de la Princesse et du Poisson-chat et le fil fragile de l’accompagnement des derniers jours de Boonmee, l’interrogation portant essentiellement sur l’hypothèse que l’une des deux entités compterait parmi ses nombreuses incarnations antérieures. Là où à l’inverse la longue introduction, présentant l’errance nocturne d’un buffle dans la jungle thaïlandaise, ou encore la marche finale des trois personnages principaux dans cette même jungle, aboutissant à la découverte de la grotte qui abritera Boonmee dans ses dernières heures, participent d’une matérialisation saisissante de cette frontière du réel. Rendre sa part de réalité à l’irréel est donc le beau pari de Weerasethakul, prolongeant ainsi le travail déjà effectué dans la deuxième partie de Tropical Malady – qui mettait en présence, sous un aspect légendaire, les deux amoureux de la première heure –, mais sous un jour nouveau, moins explicite, disons.

Comme chaque année, les paris sont ouverts quant à l’accueil en salle de la Palme d’or, sachant que celle-ci, sans assurer à son lauréat d’être le succès de l’année au box-office français, reste assurément prometteuse de médiatisation, et par conséquent de curiosité. Toujours est-il que cette sortie stratégique du 1er septembre est, comme nous l’indiquions au départ, le signe d’une réelle confiance dans le potentiel attractif de ce cinéma. Notre travail consiste alors à faire partager aujourd’hui notre adhésion, notre défense sans posture de ce grand film, tout en annonçant le projet d’innombrables et longs retours sur sa réception, son épanouissement, sa perpétuation. Car si la vie publique des films repose de toute évidence sur les dates de leur « événement » (sortie salle, DVD, rétrospectives…) , la grande affaire de la critique reste bien de savoir témoigner de leur persistance dans la mémoire, la hantise sereine survivant au jour béni de leur découverte.

Titre original : Lung Boonmee Raluek Chat

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Durée : 113 mn


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