A Dangerous Method

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Académique, le dernier Cronenberg ? Certes. C’est d’ailleurs sa première qualité.

Compact, sans un pli, le nouveau film de David Cronenberg est assez conforme à la ligne mainstream qu’il travaille en profondeur depuis le superbe History of violence (2005) et le moins convaincant Les Promesses de l’ombre (2007). Écoulement fluide et apaisé du récit, enchaînement sans douleur des séquences qui certes fut toujours moteur d’une méthode finalement plus classique qu’il n’y paraît, mais que l’aspiration à se diriger vers des fictions plus directes, moins « expérimentales » met désormais clairement en lumière. Au point que ce Dangerous Method n’a pas manqué, lors de sa présentation à la dernière Mostra de Venise, de déconcerter jusqu’à ses plus fidèles clients, en raison d’un classicisme confinant dangereusement à l’académisme. Tout dans A Dangerous Method semble en effet trop posé, trop stable, trop clair pour être vrai. Là où ses précédents films, sous un calme apparent, étaient implicitement prometteurs d’une déchirure, un débordement à venir (sinon du cadre lui-même, toujours très stable, en tout cas des identités et éventuellement des territoires accueillant la fiction), ce dernier opus, couvrant les quelques années d’amitié et de collaboration de Freud et Jung au début du 20e siècle, s’avère jusqu’au bout d’un apaisement absolu.

Qui dit psychanalyse dit certes praticiens (Freud et Jung, donc), mais au moins autant « sujet ». Et qui dit sujet dit « cas », pathologie, trouble appelant à traitement. Dans le rôle de l’hystérique qui contribuera à la fois à enclencher et mettre à mal la relation des deux hommes, Keira Knightley, actrice ô combien inégale, qui incarne ici à merveille Sabina Spielrein, patiente de Jung admise aux premières minutes du film à l’hôpital de Burghölzli (Zurich). Spielrein, qui deviendra par la suite la maîtresse de Jung, puis à son tour psychanalyste (mais plus proche de l’école Freud, cette fois), sera dans A Dangerous Method le catalyseur d’un souffle romanesque que la relative brièveté du film (moins de cent minutes) veillera à toujours contenir. Dans cette liaison triangulaire à l’origine de la psychanalyse moderne – où les nombreux échanges épistolaires des personnages contribuent autant que leurs face à face à mesurer l’évolution de leurs liens – il y avait évidemment largement matière pour un film fleuve de trois heures à la Ivory ou Jane Campion. D’autant que, très regardant sur le décor, les costumes, le maquillage de ses acteurs stars, Cronenberg semble prendre le genre du film historique très au sérieux. Tout pourtant sera ici d’un grand minimalisme figuratif : un regard appuyé, suspicieux ou fuyant ; une contenance des corps laissant deviner l’imminence d’une chute ; des plans rapprochés ou d’ensemble donnant à mesurer le degré de proximité ou d’éloignement d’anciens amis ou futurs amants…

 

Struggle

Où l’académisme s’offre alors comme le terrain d’une pure expérimentation narrative. Effectivement très lisse (trop ? C’est un point de vue), A Dangerous Method n’est rien moins que le film le plus subtil de son signataire. Celui où, bien que la chose ne soit pas inédite dans l’œuvre, rien ne semble autant importer et nourrir la mise en scène que ce qui ne se donne surtout pas, ou alors à moitié. C’est certes à un film étrangement « propre », déceptif, apparemment sans ambivalence que nous avons affaire. Mais prendre cette mesure pour un manque d’engagement serait, surtout de la part des fans du cinéma de Cronenberg, lui interdire l’audace de se mesurer au négatif de son art. Ce qui ne déborde pas, n’est pas manifestement figuré, chaque scène le laisse évidemment deviner. Les distorsions de Keira Knightley qui ouvrent le film ne sont certes pas les manifestations d’une mutation à venir (Sabina deviendra au contraire de plus en plus centrée, au fur et à mesure qu’avance le récit et s’officialise son statut de néo-praticienne), mais ont au moins pour utilité d’exposer un état justifié par son sujet. Parce-que la jeune femme et quelques autres sont montrées en état de dépossession, nous aurons la preuve que A Dangerous Method est bien un film sur ? / autour de ? / animé par ? la question. Suite à quoi, Cronenberg privilégiera très vite l’essentiel, ce qui surtout n’appelle pas à diagnostic, n’attend nul remède : les « points de suspension du visible »(1).

Ce qui rend ce film si important dans la filmographie du maître canadien, c’est donc bien la chance qu’il offre enfin à son cinéma de laisser l’humain se suffire à lui-même, assumer jusqu’au bout son propre spectacle. Sauf erreur, une seule goutte de sang dans A Dangerous Method, pour une blessure qui cicatrisera sans mal deux-trois plans plus loin. Mais en elle-même, cette irruption de violence domestique n’a absolument pas à rougir de la comparaison avec le gore parcourant les précédents films. Allons même plus loin : là où la fameuse « séquence du sauna » reste la plus mémorable des précédentes Promesses de l’ombre, film de mafia qui lui, a contrario, peinait un peu à tenir la distance de la saga de moins de deux heures, c’est cette fois l’entièreté du film qui saisit par ce climax qui décidément ne vient pas, faisant passer presque inaperçu ce surgissement de violence finalement assez anodin. Comme si ce grand cinéaste du corps et du cerveau avait cette fois, plus ou moins au prétexte de son (ses) sujet(s), convenu de réaliser une bonne fois pour toutes un film où le second aurait le dernier mot (2).

Littéraire, très bavard, A Dangerous Method est le film de Cronenberg le plus jouissivement intellectuel, celui où, parce que ses héros sont avant tout des êtres de contrôle et d’interprétation, il ne peut y avoir de mouvement qu’empêché, de geste que retenu, de passion qu’interrogée, relativisée ou disséquée. Ce qui rend dans leurs rares scènes communes la relation de Freud et Jung (Viggo Mortensen et Michael Fassbender, acteurs qui, s’ils savent comme peu d’autres donner de leur corps, portent aussi le costume avec majesté) aussi saisissante, c’est la forme de rictus du premier rimant plus d’une fois avec l’œil perplexe du second. Barbe et moustache des maîtres penseurs s’accordent en un étrange dialogue des signes du temps, le temps d’une croisière ou d’une promenade en barque. Parler de sous-texte amoureux et / ou érotique peut sembler une facilité et pourtant oui : plus que jamais chez Cronenberg, Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, s’ils préservent l’un et l’autre la distance requise pour toute conversation conventionnelle, ne se regardent pas si différemment des Elias Koteas et James Spader de Crash, dont l’attraction mutuelle, le potentiel homosexuel du copinage ne manquait pas de hanter les dernières scènes du film.

Ne pas croire pour autant que cette adaptation d’une pièce à succès du dramaturge Christopher Hampton, elle même adaptée du livre A most Dangerous Method de John Kerr, paru en 1993, prend son sujet par dessus la jambe. En moins de deux heures, beaucoup de choses sont notamment dîtes et mises en lumière du parcours singulier et fascinant de Sabina Spielrein, jeune femme juive dont la rencontre amoureuse avec Jung marquera la vocation future. Une scène interpelle en particulier assez tôt par sa dramaturgie perverse : dans le cadre de la mise en pratique de son galvanomètre (consistant en un jeu d’associations, un terme devant « logiquement » répondre à un autre), Jung, interrogeant sa femme à partir de mots liés au couple et à la fidélité, a comme assistante… sa patiente en personne ! Si Spielrein est plus calme que dans les scènes précédentes, le jeu de Knightley laisse deviner que le traitement est encore en cours. Surtout, l’intelligence du découpage, faisant se succéder les visages et expressions des trois protagonistes de la scène, donne à la fois idée de l’ingénuité d’une épouse visiblement comblée de bonheur et d’une complicité entre le praticien et sa patiente ne demandant qu’à être assumée. Infiltration d’un déséquilibre sous le glacis, garantissant que Cronenberg est toujours lui-même et surtout que A Dangerous Method sera un conte de cinéma aussi documenté que personnel.

 

Talking Heads

C’est à l’un des films les plus fermes et les plus décidés de cette année, mais aussi les plus souples et planants que nous avons affaire. Cronenberg, Freud, Jung, Spielrein, zen en apparence, ne cessent de semer au fil des plans et séquences les signes d’une profusion et une confusion de passions, désirs et potentialités d’interprétation brûlant sous la surface. Rarement ce cinéma aura semblé aussi ample et ivre de sa fiction. L’académisme serait moins pour Cronenberg le lieu d’une pause que d’une nouvelle mise en scène du glissement et de l’entre-deux. La grille de lecture de A Dangerous Method est, à bien y regarder, celle d’un onctueux jeu de mots fléchés.

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(1) D’après le bel intitulé de la critique d’Antoine de Baecque de Minuit dans le jardin du bien et du mal de Clint Eastwood in Cahiers du cinéma n° 522, mars 1998.

(2) Les exemples de Faux-semblants, Le Festin nu ou Spider pouvant certes aisément contredire cette hypothèse, tout en restant susceptibles de la valider à l’usure : au jeu de la mise en parallèle, ce Dangerous Method s’affirmerait sans grand problème comme le film de Cronenberg sacrifiant le plus radicalement toute potentialité de représentation directe du « mal », du bug biologique et identitaire de l’homme torturé.

Titre original : A Dangerous Method

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Durée : 109 mn


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