Tous les matins du monde.

Article écrit par

La musique peut aussi servir à évoquer les morts et faire resurgir le passé.Adaptant le roman de Pascal Quignard, Alain Corneau réussit à faire en 1991 un grand succès populaire d’un film sur un obscur violiste du XVIIe siècle, Monsieur de Sainte-Colombe, un musicien austère, rejetant le faste de la Cour du Roi Soleil: grâce au pouvoir évocateur de la musique baroque et à une nature morte énigmatique

 

Tous les matins du monde n’est pas un film sur le temps, mais d’abord sur le pouvoir d’évocation de la musique[1]. Il a d’ailleurs contribué à la renaissance de la musique baroque et à faire connaître la viole de gambe, interprétée dans le film par Jordi Savall, grand spécialiste de cet instrument. Que sait-on, pour commencer, sur cette figure assez mystérieuse[2] de M. de Sainte-Colombe, qui a su attirer l’attention de Pascal Quignard dans le roman qui a donné son titre au film[3] ?

Ce n’était jusqu’en 1991 qu’un obscur violiste du XVIIème siècle, oublié par la plupart des adeptes de la viole de gambe et des musicologues. Actif dans la seconde moitié du XVIIe siècle (né vers 1640 ? ; et probablement mort avant 1700 : en 1701, Marin Marais composa un Tombeau de Monsieur de Sainte-Colombe), Monsieur de Sainte-Colombe (qui se serait prénommé Jean), selon Évrard Titon du Tillet (1732) donnait « des Concerts chez lui, où deux de ses filles jouoient, l’une du dessus de Viole, et l’autre de la basse, et formoient avec leur père un Concert à trois Violes.[4] ». Ce fut certainement un virtuose de la viole, sans doute le premier en France à utiliser une septième corde. Évrard Titon du Tillet ajoute : « Il est vrai qu’avant Marais Sainte Colombe faisoit quelque bruit pour la viole ; il donnoit même des Concerts chez lui, où deux de ses filles jouoient, l’une du dessus de Viole, et l’autre de la basse, et formoient avec leur père un Concert à trois Violes. Sainte Colombe fut le maître de Marais ; mais, s’étant aperçu au bout de six mois que son Élève pouvoit le surpasser, il lui dit qu’il n’avoit plus rien à lui montrer. Marais qui aimoit passionément la Viole, voulut cependant profiter encore du sçavoir de son Maître, pour se perfectionner dans cet Instrument ; & comme il avoit quelque accès dans sa maison, il prenoit le tems en été que Sainte Colombe étoit dans son jardin enfermé dans un petit cabinet de planches, qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un Mûrier, afin d’y jouer plus tranquillement & plus délicieusement de la Viole. Marais se glissoit sous ce cabinet ; il y entendoit son Maître, & profitoit de quelques coups d’Archets particuliers que les Maîtres de l’Art aiment à se conserver ; mais cela ne dura pas longtems, Sainte Colombe s’en étant aperçu & s’étant mis sur ses gardes pour n’estre plus entendu par son Élève : cependant, il lui rendoit toujours justice sur le progrès étonnant qu’il avoit fait sur la Viole ; et étant un jour dans une compagnie où Marais jouoit de la Viole, ayant été interrogé par des personnes de distinction sur ce qu’il pensoit de sa manière de jouer, il leur répondit qu’il y avoit des Élèves qui pouvoient surpasser leur Maître, mais que le jeune Marais n’en trouveroit jamais qui le surpassât ». 

Le roman de Pascal Quignard est le récit supposé de la vie de Monsieur de Sainte-Colombe depuis la mort de sa femme au printemps de 1650, de son veuvage et de la vie avec ses deux filles Madeleine et Toinette, puis de sa rencontre avec le jeune Marin Marais (1656-1728), de leur dispute et de leur réconciliation finale en 1689, au nom de leur commune passion : la musique. Il s’agrémente d’une intrigue sentimentale, entre Madeleine de Sainte-Colombe et Marin Marais (la jeune fille, délaissée, finit en se pendant). Le film d’Alain Corneau introduit par rapport au roman un changement de perspective : ici, c’est Marin Marais qui se remémore ses souvenirs de jeunesse et son apprentissage de la viole de gambe auprès de Monsieur de Sainte-Colombe : adolescent de 17 ans, il était arrivé chez lui en 1673, dans la campagne près de Paris. À la fin, après les péripéties que décrit le roman, les deux musiciens se rapprochent également. Le roman comme le film dépeignent Sainte-Colombe comme un musicien austère, vivant à l’écart dans un manoir isolé et rejetant le faste de la Cour du Roi Soleil.

Le film, avec huit César en 1992, remporta un succès public inattendu, justifié par l’excellence de la mise en scène (minimaliste : rien que des plans fixes), la qualité de l’interprétation (Jean-Pierre Marielle en sainte-Colombe, Anne Brochet en Madeleine, les Depardieu père et fils en Marin Marais jeune et vieilli), le rendu des sons et l’émotion qui se dégage des musiques (Sainte-Colombe[5], Marin Marais, Lully, Couperin), la beauté discrète des images et des costumes.

Illustrant le pouvoir évocateur de la musique, c’est en même temps une œuvre sur le passage du temps, d’où son titre qui, dans le livre, est le début du chapitre XXVI : « Tous les matins du monde sont sans retour. Les années étaient passées. Monsieur de Sainte-Colombe, à son lever, caressait de la main la toile de Monsieur Baugin et passait sa chemise. C’était un vieil homme. Il entretenait aussi des fleurs et des arbustes qu’avait plantés sa fille aînée, avant qu’elle se pendît ».

La toile de Monsieur Baugin existe vraiment : Lubin Baugin, peintre né vers 1610 et mort en 1663 (que n’aurait donc pas pu fréquenter Monsieur de Sainte-Colombe, né vers 1640), est l’auteur récemment redécouvert (il a fait l’objet d’une grande exposition en 2002[6]) de peintures religieuses à personnages, et de quatre natures mortes, dont celle visée par Pascal Quignard entrée au Louvre en 1954. On l’appelle traditionnellement « Le dessert de gaufrettes », mais le titre est incorrect. Au XVIIe siècle, le terme de « dessert » n’existait pas encore : on parlait d’« issue ». Il y a un plat d’étain avec cette pâtisserie qu’on  appelait à l’époque une « oublie » (apparenté au latin oblatio, d’où offrande), parce que c’est quelque chose que l’on offrait (et fait de la même texture qu’une hostie, mais non consacrée : une pâte cuite entre deux fers sur le feu et roulée, composée de farine, d’œufs, de sucre et d’eau). On voit aussi un verre, qui est un calice à 8 pans, au pied très travaillé, à moitié rempli de vin, et à droite une bouteille clissée. La composition du tableau est géométrique, très épurée, et sur le fond sombre les objets se détachent avec une impression de vide autour d’eux. C’est une nature morte sobre et méditative, et, en dépit des réserves de certains, il est évident que Baugin a représenté là les éléments de l’Eucharistie.

Pascal Quignard, et à sa suite Alain Corneau, ont fait de cette « Nature morte aux oublies » le point central d’un dispositif mémoriel. En effet, la défunte femme de Monsieur de Sainte-Colombe lui serait apparue dans sa cabane un jour qu’il jouait une pièce intitulée « Le Tombeau des Regrets », « qu’il avait composée quand son épouse l’avait quitté une nuit pour rejoindre la mort » : il avait posé « sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille, le verre à vin à pied qu’il remplit, un plat d’étain contenant quelques gaufrettes enroulées et il joua le Tombeau des Regrets » ; « une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire » ; quand il eût fini, « elle n’était plus là. Il posa sa viole et, comme il tendait la main vers le plat d’étain, aux côté de la fiasque, il vit le verre à moitié vide et il s’étonna qu’à côté de lui, sur le tapis bleu, une gaufrette fût à demi rongée[7] ». Cette première visitation de la morte (il y en aura d’autres) l’incite alors à commander à son ami, le peintre parisien Baugin, un tableau commémorant la magie de cet instant : « Il prit un crayon et il demanda à un ami appartenant à la corporation des peintres, Monsieur Baugin, qu’il fît un sujet qui représentât la table à écrire près de laquelle sa femme était apparue ».

Au chapitre XI, Sainte Colombe invite Marin Marais, son élève, à se rendre chez le peintre Baugin en ces termes : « Je lui ai naguère passé commande d’une toile. C’est le coin de ma table à écrire qui est dans mon cabinet de musique. Allons-y ». Une fois dans l’atelier du peintre (chapitre XII), celui-ci exécute une autre nature morte, appelée aujourd’hui Nature morte à l’échiquier (également au Musée du Louvre) : « Le peintre était occupé à peindre une table : un verre à moitié plein de vin rouge, un luth couché, un cahier de musique, une bourse de velours noir, des cartes à jouer dont la première était un valet de trèfle, un échiquier sur lequel étaient disposés un vase avec trois œillets et un miroir octogonal appuyé contre le mur de l’atelier. » Sainte Colombe commente le tableau à Marin Marais et le présente comme une « vanité » : « « Tout ce que la mort ôtera est dans sa nuit », souffla Sainte Colombe dans l’oreille de son élève. « Ce sont les plaisirs du monde qui se retirent en nous disant adieu ». Puis Sainte Colombe « demanda au peintre s’il pouvait recouvrer la toile qu’il lui avait empruntée: le peintre avait voulu la montrer à un marchand des Flandres qui en avait tiré une copie. Monsieur Baugin fit un signe à la vieille femme qui portait la coiffe en pointe sur le front; elle s’inclina et alla chercher les gaufrettes entourées d’ébène. Il la montra à Monsieur Marais, pointant le doigt sur le verre à pied et sur l’enroulement des pâtisseries jaunes[8] ».

Au chapitre XX, un printemps de 1679, sa femme lui apparaît pour la neuvième fois : « Il avait sorti le vin et le plat de gaufrettes sur la table à musique. Il jouait dans la cabane ». Parlant « lentement comme le font les morts », elle lui explique le miracle de sa présence, bien qu’elle ne soit plus que du vent, grâce au pouvoir évocateur de la musique et du souvenir. « Elle ajouta :  » Croyez-vous qu’il n’y ait pas de souffrance à être du vent ? Quelquefois ce vent porte jusqu’à nous des brides de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu’à vos regards des morceaux de nos apparences[9] ».

Mémoire et musique contribuent comme dans le mythe d’Orphée à évoquer les morts, à transcender le temps et faire ressurgir le passé. C’est ce qu’a aussi réussi à traduire en images Alain Corneau, par le dialogue entre Madame de Sainte-Colombe (Caroline Silhol) et son mari (Jean-Pierre Marielle), autour du tableau de Lubin Baugin (Michel Bouquet).

[1] Michel Chion, La musique au cinéma, Fayard, 2ème éd. 2019, p. 286 : « Tous les matins du monde est par ailleurs l’archétype du film sur la musique comme mystère »

[2] Le vrai Sainte-Colombe nous échappera sans doute toujours, définitivement : beau sujet de méditation…

[3] Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1991.

[4] Évrard Titon du Tillet, Le Parnasse françois, Vies des Musiciens et autres Joueurs d’Instruments du règne de Louis le Grand, 1732, article « Marin Marais ».

[5] Les morceaux écrits par Sainte-Colombe et retravaillés par Savall s’intitulent : Les PleursGavotte du TendreLe Retour

[6] L’exposition Lubin Baugin (vers 1610-1663), un grand maître enfin retrouvé s’est tenue au Musée des Beaux-arts d’Orléans du 22 février au 10 juin 2002, puis au Musée des Augustins de Toulouse du 10 juin au 9 septembre 2002. À cette occasion fut publiée, sous la direction de Jacques Thuillier, la première véritable monographie consacrée au peintre, recensant ses 100 œuvres actuellement identifiées.

[7] Pascal Quignard, op. cit., chapitre VI, p. 40-42.

[8] Pascal Quignard, op. cit., Chapitre XI, p. 63, et chapitre XII, p. 68-69.

[9] Id., Chapitre XX, p. 104.

Tous les matins du monde sont sans retour

Titre original : Tous les matins du monde

Réalisateur :

Acteurs : , , , , ,

Année :

Genre : ,

Pays :

Durée : 115 mn mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi