« Ma mère est morte d’une pneumonie quand j’étais toute petite… » La Balade sauvage débute à peine, et déjà la voix off se déploie, rapide et torrentielle : elle ne s’arrêtera plus. Ces dix premières secondes, chauffées à blanc par le timbre déphasé de la jeune Sissy Spacek, imposent le ton du cinéaste, volontiers littéraire : avec ses tournures sophistiquées, ses périphrases et sa grammaire plus-que-parfaite, Holly s’exprime comme une héroïne du XIXème siècle. Régulières, ses interventions forment autant de chapitres, rythmant son aventure initiatique. Réfugiée dans la forêt avec Kit (Martin Sheen), son compagnon de cavale, elle lit d’ailleurs un extrait du Kon-Tiki, fameux récit d’expédition, parallèle évident avec leur situation : naufragés solitaires, les deux amants traversent l’Amérique dans leur voiture-radeau, sillonnant les déserts, remontant les rivières.
La voix off accompagne cette dérive et lui insuffle une dimension lyrique. Malick puise son inspiration chez les grands poètes américains, notamment Walt Whitman, chantre de la nature dont l’ombre glisse sur de nombreux plans, tel ce travelling circulaire autour d’un rondin porté par le fleuve : « We hid out in the wilderness, down by a river, in a grove of cottonwoods. We built our house in the trees, with tamarisk walls and willows laid down to make a floor… » susurre Holly, enchantée par le paysage. (« Nous nous sommes cachés dans une région déserte, près d’une rivière, dans un bosquet de peupliers. Nous avons bâti notre maison dans les arbres, avec des murs en tamaris et des branches de saule pour seul plancher. ») La précision du lexique (« grove », « tamarisk », « willow »…), la structure répétitive (« We » amorce chaque nouvelle phrase), et le travail sur les sonorités (le « w » récurrent de « wilderness », « woods », « walls »…) donnent à cette voix off une allure de vers libres, berçant les images. Le road-movie criminel se transforme en Odyssée miniature, dont l’apogée n’est pas l’arrestation de Kit, mais la naissance d’une sensibilité : petit à petit, Holly se détache de son « James Dean » et commence à rêvasser. Tandis qu’il conduit, regard braqué sur l’horizon, elle prend des notes sur un carnet mental, spectatrice de sa propre histoire. La voix off devient alors journal de bord, écrit a posteriori : « Il avait besoin de moi plus que jamais, et pourtant je ne faisais plus attention à lui. Je restais assise, écrivant des heures entières, avec ma langue sur mon palais, là où personne ne pourrait les lire. »

Les Moissons du ciel
Le second film de Terrence Malick repose aussi sur une voix féminine et adolescente, mais avec une différence de taille : la jeune Linda ne joue pas un rôle majeur dans le récit. Elle apparaît comme un témoin privilégié, arbitre d’un triangle amoureux, formé par son frère Bill, sa dulcinée Abby et un fermier bien décidé à lui passer la bague au doigt. Encore une fois, le narrateur n’est pas celui qui agit, mais celui qui regarde, prend du recul sur l’événement. Une position d’artiste, en somme, qui trie ses impressions et les remet en forme. Comme Holly, Linda est une fille très mature, loin des gamineries de son âge. Elle confie d’ailleurs cette impression lors d’une étrange séquence, où elle change de sujet, décrochant du passé pour revenir au présent : « Personne ne nous écrivait. Nous ne recevions pas de cartes. Parfois je me sens très vieille, comme si ma vie entière était déjà passée. Comme si je n’étais plus là. »
Dès la scène d’ouverture, Malick réserve à la voix off un traitement ambitieux. Bill (Richard Gere) travaille dans une fonderie à Chicago : il jette des pelletées de sable dans les fourneaux, et maudit son patron, qui exige sans cesse plus de rendement. Tous deux se disputent violemment, mais leur dialogue est couvert par un vacarme assourdissant – fracas des machines, crépitement des flammes… Bill frappe son chef, qui se retrouve à terre. Après ce pic dramatique, le bruit s’estompe, et la voix off prend la relève, parfaitement décalée : « Me and my brother, it just used to be me and my brother. » (« Moi et mon frère, c’était juste moi et mon frère. ») Contrairement à La Balade sauvage, cette voix n’est pas d’emblée identifiable, et crée un léger flottement : est-ce un garçon, une fille ? Il faut attendre une quinzaine de secondes pour que Linda apparaisse à l’écran, et que ces paroles se rattachent à un corps. Par ailleurs, la douceur de ses propos (« We used to do things together. We used to have fun. ») désamorce l’affrontement initial – même si la reprise du « used to » indique une cassure, un temps joyeux désormais révolu.

Avec Les Moissons du ciel, Terrence Malick peaufine une technique encore balbutiante dans La Balade sauvage. Si la voix off déroule toujours un monologue intérieur, elle n’hésite plus à suivre son propre fil, gagne son indépendance face au scénario. Elle court d’une idée à l’autre, saute du coq à l’âne par association d’esprit, sur le modèle du flux de conscience cher à Virginia Woolf. Embarquée sur le toit d’un train, Linda lâche d’abord une information capitale sur Bill et Abby (« Ils disaient à tout le monde qu’ils étaient frère et sœur. ») avant de partir dans un flot d’anecdotes : « J’ai rencontré ce type nommé Ding Dong. Il disait que la terre entière allait prendre feu. Des flammes apparaîtront ça et là et monteront vers le ciel. » Aucune logique dans les transitions : Linda évoque « ce type » (« this guy ») en utilisant un adjectif démonstratif, comme si nous pouvions le voir. Serait-il cet homme énigmatique, sur lequel la caméra s’arrête rapidement en gros plan ? Rien n’est moins sûr, puisque d’autres passagers seront filmés de la même façon. La voix off circule désormais librement par-dessus les images, n’obéit plus à un simple décalque. Plus tard, lors d’une séquence symétrique (la fuite du couple en bateau), le cinéaste reprendra le même procédé : « Je me rappelle ce type, nommé Blackjack. Il est mort. Il n’avait qu’une seule jambe et il est mort. »
L’écriture de Malick s’appuie sur quelques figures-clés, qui reviennent de façon obsédante. Il joue beaucoup sur les parallélismes et les répétitions : « Il savait qu’il allait mourir. Il savait qu’il ne pouvait plus rien y faire » explique Linda à propos du fermier. Elle insistera ensuite sur sa gentillesse : « Il me fit découvrir les touches du piano et les notes. Il me fit découvrir certaines parties du globe. » Le cinéaste aime également les ruptures de syntaxe et les phrases nominales, sans verbe conjugué, qui impriment un rythme sec, dynamique. Linda se débarrasse parfois du gras pour toucher l’os, filant directement à l’essentiel. Résumant la condition des paysans, elle termine par un constat sans appel : « Du lever au coucher du soleil, ils travaillaient tout le temps. Sans arrêt. Toujours en mouvement. » Elle connaîtra ensuite l’oisiveté, menant une vie de riche, dont elle tracera un tableau idyllique : « Faire ce que je veux. Me rouler dans les champs. Parler aux saisonniers. » Enfin Malick implique souvent le spectateur à travers un « you » universel. Linda énonce par exemple la cruauté implacable du capitalisme en ces termes : « You didn’t work, they’d ship you right out of there. They don’t need you. » (« Si vous ne travaillez pas, ils vous virent aussitôt. Ils n’ont pas besoin de vous. ») Le « you » sert aussi parfois une vérité générale (et se traduit alors par « on ») : « On ne vit sur terre qu’une seule fois. Et selon moi, tant qu’on est par ici, autant se rendre la vie agréable. »

La Ligne rouge
Vingt ans plus tard, Terrence Malick sort du silence avec un film de guerre méditatif, qui semble reprendre comme par magie son œuvre interrompue. Dès les premières secondes, la voix off retentit, surgie de nulle part : « Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Pourquoi la nature rivalise-t-elle avec elle-même ? » Ce narrateur, sans corps et sans matière, pose des questions ouvertes tandis que la caméra balaie en contre-plongée la cime des arbres, trouée de rayons lumineux. Cette voix paraît d’emblée insituable, humaine et divine à la fois. De plus, ces interrogations naïves tranchent avec la clarté habituelle des scènes d’exposition. Au lieu de poser le cadre historique (aucun indice de lieu ou de temps), Malick plonge le spectateur dans un bain sensoriel, où la voix off ne représente plus un point de vue unique : elle flotte désormais partout.
La Ligne rouge foisonne de personnages : certains occupent un rôle important et constituent des points de repères, formant des paires conflictuelles (Witt / Welsh, Staros / Tall). D’autres n’existent que le temps d’une séquence et disparaissent aussitôt, qu’ils soient tués lors d’un combat ou purement et simplement évacués du film. A partir de cette foule d’hommes en marche Malick organise une polyphonie de voix off, les soldats prenant tour à tour la parole, filant un seul chant douloureux. Tout comme il travaille sa partition musicale et veille au collage du moindre bruit, Malick compose ses voix off en jouant sur leur sonorité, leur rythme, leur pulsation. Il prolonge les mots des uns et des autres pour les fondre en une seule narration. L’enchaînement se transforme en gigantesque incantation, déploration infinie passant de lèvres en lèvres. Pour autant, cette litanie ne tourne pas au système : certains personnages restent muets, les autres ne parlent pas n’importe quand.
En règle générale, les voix off naissent lors de moments creux, entre deux attaques, pendant une nuit… Les soldats, qui se retrouvent au calme, laissent alors libre cours à leurs impressions. Parfois leur point de vue colle à l’image, parfois il s’en désolidarise totalement. Avant le débarquement, le colonel Tall se retrouve ainsi sur le pont du bateau, cadre propice à la méditation : face à l’immensité, ciel et yeux grands ouverts. La caméra l’isole en gros plan juste avant l’arrivée de la voix off : méthode classique, qui permet une identification rapide. Nick Nolte prête sa carrure robuste au personnage, archétype du « gros dur ». La voix off travaille pourtant contre cette image, brise la carapace et humanise le personnage. Si le physique est massif, la voix est légère, presque chuchotée : « J’ai léché le cul des généraux, je me suis rabaissé devant eux » indique-t-elle amèrement tandis que Tall suit fidèlement son chef, résumant toute une vie d’obligations et de conventions. La morale désabusée qu’il tire de sa propre histoire – « Trop tard » – contraste avec son apparente solidité.

Malick a pensé de bout en bout l’échafaudage de ses voix off : ce n’est pas un hasard s’il attend que Witt délivre ses derniers mots pour insérer le premier monologue de Welsh (Sean Penn). Tous deux sont des pôles symétriques qui se rejettent et s’attirent : le mystique et l’athée, l’idéaliste et le pragmatique. Welsh énonce cette dualité sous la forme d’une parabole, déambulant la nuit parmi les dormeurs du val : « Un homme voit un oiseau mourir et il ne pense qu’à la douleur. Mais un autre homme voit le même oiseau et il ressent quelque chose qui l’irradie, il ressent la gloire céleste. » Lorsque Witt meurt, Welsh prend en charge le récit, mais ses pensées ne sont plus que désolation, boue, ténèbres. Alors que le capitaine Bosche (George Clooney) inspecte ses troupes, Welsh réagit du tac au tac à ses propos. Il se tient debout, immobile, mais son esprit vagabonde. Il parasite le discours de Bosche, et réduit la parole militaire à néant : « Tout n’est que mensonge ». Dans les sous-titres français, ses pensées se superposent d’ailleurs en italique aux sermons de Bosche, apportant à la même image une lecture double : la version officielle (le règlement, l’ordre, l’autorité) et son renversement (« Toutes ces salades »).
Cette fracture s’impose de manière encore plus spectaculaire dans les scènes où Malick utilise la voix off dans le feu de l’action. Lors de sa première conversation radio avec Tall, Staros (Elias Koteas) ne peut se concentrer, agressé de tous côtés par une bande-son mêlant la voix de Nick Nolte, les cris des soldats et les obus qui tombent. Son esprit chahuté se disperse en pensées fulgurantes : le mot « Children » traverse alors l’écran à plusieurs reprises, chaque fois de moins en moins audible. Même contradiction chez le jeune Doll (Dash Mihok) lorsqu’il abat un adversaire. Euphorique, il se vante d’abord en hurlant à la ronde « Je l’ai eu, je l’ai eu ! ». Presque instantanément, il réalise la portée de son geste et la voix off le saisit dans ce moment d’effroi : « J’ai tué un homme ». Le soldat ne sait plus s’il doit se réjouir ou pleurer, prononce des mots et en pense d’autres.
Cette schizophrénie ambiante pousse les personnages à s’inventer des voix, dialoguant avec un Autre imaginaire. Fife (Adrian Brody), entouré de cadavres, reconstruit dans sa tête une conversation : « Tu as vu beaucoup de morts ? – Oui, beaucoup. C’est comme des chiens morts, une fois que tu en as l’habitude. » Witt « écoute » un cadavre qui le fixe : cette voix off – seule parole donnée aux Japonais pendant tout le film ! – place sur un pied d’égalité les camps rivaux, unis dans la souffrance et la vanité. Les interrogations qui se succèdent sont aussi celles de Witt qui contemple son reflet dans la dépouille du soldat japonais: « Es-tu vertueux, attentionné ? Crois-tu en ces valeurs ? Es-tu aimé de tous ? Sache que je l’étais aussi.» Le soldat Bell ne cesse quant à lui de penser à sa femme, restée aux Etats-Unis. Etonnante scène où le cinéaste mêle une mission de reconnaissance dans les collines avec le souvenir érotique du corps de l’épouse : « Viens me rejoindre » invite langoureusement la voix. Ces images fantasmées, avec leur esthétique vaporeuse (rideaux et courants d’air, chambre bleutée, paysages verdoyants) semblent naïves. Mais la fin désillusionnée de cette partie sentimentale refroidit quelque peu cette beauté surfaite – la femme de Bell divorce par lettre interposée. L’invocation amoureuse débouche sur un échec, et Bell se taira désormais, tout comme l’appel de Witt ne rencontre nul écho.

Dans la bande-son, un léger tic-tac retentit, comme un compte à rebours. Sur le pont, la caméra se focalise sur Doll tandis que des bribes de conversation nous parviennent : « … quelque chose à quoi me rattacher… » Un jeune soldat explique à un camarade qu’il souhaite commencer une nouvelle vie car il a déjà traversé le pire. La caméra les abandonne au sommet de la proue et descend d’un étage. Une nouvelle voix off s’élève alors : miracle, c’est la voix du prologue : « Quel est cet endroit où nous étions ensemble ? » La caméra circule entre les hommes – caméra subjective puisque beaucoup regardent l’objectif : mais qui incarne-t-elle ? Flottante, elle cherche parmi la foule une réponse qui ne viendra jamais : « Qui sont ceux avec qui j’ai vécu ? Le frère, l’ami ? » Le mouvement de Doll, amorcé au début de la séquence, s’achève en surplomb, isolé des autres. La voix de Witt – si c’est bien lui qui parle – traverse ainsi tous les personnages. Malick termine encore son film avec un personnage de second plan. La voix peut alors se détacher, se dématérialiser, rejoindre le grand bain des images : « Oh mon âme, laisse-moi entrer en toi maintenant. Regarde à travers mes yeux les choses que tu as créées. Tout est lumineux. » Ne restent que clapotis, pépiements, trois petits plans et puis s’en vont.