Les semaines précédentes, nous avons eu l’occasion d’évoquer des réalisateurs tels que Nuri Bilge Ceylan ou Reha Erdem… Il s’agira ici de vous faire découvrir l’un de nos coups de cœur du Festival International du Film de La Rochelle : Bal (Miel), de Semih Kaplanoglu, Ours d’or du Festival de Berlin 2010. Ce film, qui sortira en salle le 29 septembre prochain, vient clore de façon magistrale une œuvre de longue date, « La Trilogie de Yusuf », initiée par Yumurta (L’Oeuf – 2007) et Süt (Lait – 2008), du même Kaplanoglu. Dans ce triptyque, dont on soupçonne la part autobiographique, nous sommes invités à remonter le temps à la recherche d’un passé perdu baigné dans l’innocence et la pureté d’une vie simple.
Une trilogie qui retrace l’histoire d’une vie, celle du poète Yusuf, du bonheur familial et montagnard au désespoir solitaire de la grande ville, de la ruralité à la civilisation. En un mot, voici en quelques heures la matérialisation photographique d’une notion essentielle de la culture turque : l’« hüzün ». Bien que le mot soit intraduisible en français, l’on peut le définir comme un mélange de mélancolie et de nostalgie dû à une marche forcée vers le progrès. C’est en quelque sorte l’équivalent de notre Romantisme, qui prônait un retour au passé, aux anciennes valeurs, à la pureté des temps où il faisait bon vivre ensemble.
Dans une interview donnée récemment au journaliste Kourosh Ziabari, Kaplanoglu s’explique : « En toile de fond, la trilogie illustre le changement très rapide que nos régions rurales ont connu ces vingt dernières années. Il est si global qu’il se reflète dans les relations mère-fils et père-fils, devenues étanches. Il pousse à détériorer tout ce qui est traditionnel et sacré. Yusuf reste droit, au milieu de ce bouleversement. Son âme de poète est déchirée entre vie traditionnelle et moderne. Si bien que l’on pourrait intituler cette trilogie » Yusuf et la vie moderne« ». Il est ainsi caractéristique de remarquer que chez Yusuf la spiritualité se lit dans les arbres, les silences et la pénombre. Étant donné l’importance de l’image dans ce film à la limite du mutisme, nous avons souhaité rencontrer son chef opérateur, Baris Ozbicer.
Miel sort en France à la fin du mois de Septembre. L’intrigue a beau être très simple, cette œuvre de Kaplanoglu regorge de richesses spirituelles et photographiques. Si vous n’aviez que trois mots pour décrire le film, lesquels utiliseriez-vous ?
Exquis, bucolique et spirituel.
Vous n’avez été chef opérateur que pour Miel, le dernier épisode de la trilogie. C’était assez audacieux de la part de Kaplanoglu de changer de chef opérateur au sein d’une même trilogie. Qu’avez-vous apporté à l’esthétique générale d’Özgür Eken¹ ?
Semih Kaplanoglu avait certainement de bonnes raisons pour faire ce choix et je les respecte. Ozgur Eken est un très bon ami et j’admire beaucoup son travail. Pour être vraiment honnête, j’ai vécu ce tournage comme une sorte de course de relai : à tel point que quand nous nous sommes échangé le bâton, j’ai eu la sensation que nous venions de gagner la course !
Miel semble appartenir à cette génération de films turcs ancrée dans un art avant tout contemplatif et mélancolique. Comment parvenez vous, en tant que directeur de la photo, à nous faire sentir cette émotion ?
Semih Kaplanoglu et moi avons décidé de tourner la majorité des séquences de jour, quand le soleil était dissimulé derrière les nuages. Pour les scènes d’intérieur et/ou de nuit, j’ai travaillé au maximum en sous-exposition et j’ai toujours souhaité conserver la présence d’une source obscure dans le cadre, que ce soit par le biais d’une omniprésence du noir ou en fonction des nuages.
Quel est l’enjeu principal à l’image dans Miel ? Le temps semble y avoir une part importante…
Je pense que la trilogie est le fruit de beaucoup de patience et de simplicité. Minimiser le recours aux éclairages classiques, attendre le moment idéal où la lumière est la plus belle, accorder une grande importance aux lieux de tournage et travailler le décor avec méticulosité a certainement contribué à faire de ce film une œuvre unique. On veut toujours être au bon moment au bon endroit… Et c’est vrai que nous avions besoin de beaucoup de temps pour tout cela.
Le cinéma d’art turc ne semble pas spécialement intéressé par les nouvelles techniques en matière d’image ; est ce un choix, ou une nécessité due à un manque de moyens ?
En réalité, le cinéma turc a beaucoup d’intérêt pour ces nouvelles technologies. Le principal frein est d’ordre financier. Ainsi, ces nouvelles techniques sont utilisées à haut niveau dans le domaine commercial depuis des années. Bien sûr, l’on peut bénéficier de ces avancées si l’on dispose d’un budget et du temps suffisants. Mais dans la mesure où l’industrie cinématographique turque nous impose actuellement un temps limité pour des projets à coût réduit, cela restreint évidemment notre créativité technologique.
Parlez-nous un peu de Semih Kaplanoglu. Comment travaille-t-il ? Avez-vous à votre tour travaillé sur d’autres films turcs en tant que chef opérateur ?
Sa passion et son perfectionnisme envers la mise en scène m’ont fasciné. Je lui en suis vraiment reconnaissant. Pour être franc, c’est assez rare de travailler avec un réalisateur qui accorde autant d’importance à l’image.
J’ai travaillé sur Yazı Tura (Toss-up), réalisé par Ugur Yucel en 2003, İyi Seneler Londra (Happy new year London), réalisé par Berkun Oya en 2006 et Cogunluk (Majority), réalisé par Seren Yuce en 2010 et sélectionné à Venise cette année.
Quels sont vos projets à venir ? Envisagez-vous de passer derrière la caméra, cette fois en tant que réalisateur ?
A court terme, je pense poursuivre en tant que chef opérateur pour des films nationaux. Mais c’est évident que je souhaite réaliser. Cela fait un moment que je travaille sur des tournages de films commerciaux et mon objectif à long terme est, bien entendu, de passer derrière la caméra en tant que réalisateur.
Propos recueillis par Aliénor Ballangé