Napoléon

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A l’initiative de la cinémathèque française, le Napoléon vu par Abel Gance synthétise une expérience cinématographique unique en immersion totale. L’œuvre foisonnante reconstitue la geste bonapartienne où l’épopée visionnaire voisine avec l’intimité familiale du clan Bonaparte. Les prémices de la vie du futur empereur depuis sa formation militaire à Brienne jusqu’à la campagne d’Italie sont vues “par le grand bout de la lorgnette”. Durant sept heures de projection, un maelstrom d’images fantasmagoriques défile sans discontinuer; subjuguant les esprits. Contextualisation..

J’ai voulu, par l’inexactitude du détail, retrouver la vérité de l’ensemble.” (Abel Gance à propos de son Napoléon)

Abel Gance, aède des tribulations

Le cinéma dotera l’homme d’un sens nouveau. Il écoutera par les yeux. (…) Il sera sensible à la versification lumineuse comme il l’a été à la prosodie. Il verra s’entretenir les oiseaux et le vent. Un rail
deviendra musical. Une roue aussi belle qu’un temple grec. (…) Le temps de l’image est venu.” Abel Gance

Si le rêve d’un homme éveillé eut jamais l’air d’une vision prémonitoire, c’est assurément cette épigraphe qui en tiendrait lieu. Abel Gance, aède des tribulations, sut exalter une inspiration prophétique qui le rendit, mieux que personne, apte à embrasser les grandes lignes de l’avenir comme du passé.

“Je sais que Gance est tourmenté par un génie qui devance les heures” devait écrire Elie Faure, également convaincu des vertus divinatoires du cinématographe.

Dans un constant effort à faire revivre les hautes âmes du passé, Gance divinise la vie, la mort, souvent aveuglé par le confus éblouissement d’une œuvre renversante, volontiers emphatique, qui donne trop à voir le symbole pour le signe, l’hyperbole pour la litote, l’allégorie pour l’Histoire.

Sa filmographie reste néanmoins celle d’un poète lyrique, un versificateur étourdissant; voire un illuminé, par son ampleur et sa gravité. Animé de bonne heure d’une vocation puissante et irrésistible, il apprend à dramatiser ses sensations en s’essayant au métier d’acteur en première intention.

Abel Gance, démiurge et deus ex machina

Abel Gance se découvre une âme de défricheur, écrit des scenarii à une époque qui ne jure que par les reconstitutions à costumes poussiéreuses et un théâtre filmé d’une extrême fadeur. Il se lance alors impétueusement dans la réalisation d’un film expérimental avec La folie du Docteur Tube en 1915. Ce dernier a découvert le moyen de décomposer les rayons lumineux. Le cinéaste en devenir laisse libre cours à son imagination débridée et expérimente des techniques “jamais vues” dans un recours immodéré aux surimpressions, flous, distorsions optiques qui heurtent les préjugés des spectateurs de l’époque peu préparés à de telles innovations. Le jeune exalté est prié de remiser les expériences cacophoniques de son savant fou.

Pourtant, si Gance met un frein momentané à ses emballements intempérants, c’est pour mieux poursuivre avec le même acharnement son rêve démiurgique. Avec Le droit à la vie, La zone de la mort et Mater dolorosa en 1917, il trouve le moyen d’épancher librement des sentiments spirituels qui s’accommodent d’une surcharge visuelle et d’un style déclamatoire qui est sa marque de fabrique.

Dans J’accuse (1919), Abel Gance peint en révolution et en séisme la Grande Guerre qui, “jugulée par l’immensité de l’épouvante, s’arrêterait d’elle-même.” Ce manifeste mortuaire charrie au travers d’une épopée effrénée des images de cataclysme et d’apocalypse au rayonnement cosmique. Montrer l’ubiquité de tout ce qui bat devient une préoccupation majeure pour ce cinéaste visionnaire qui prétend lier selon ses termes “le paroxysme de son époque au paroxysme dans le temps”.

Son chef d’œuvre naît en 1922. C’est La Roue. Unique en son genre, l’œuvre produit une suggestion presque hypnotique sur le spectateur. De fait, la tragédie de Sisif, ce mécanicien de première classe au nom prédestiné, enchaîné à la roue de la vie et de l’infortune comme le vrai Sisyphe à son rocher tournant invariablement de désespoir en désespoir ; est magistralement exaltée par
un montage parallèle d’une vertigineuse plasticité, créant un ample crescendo symphonique.

Ce procédé du montage parallèle lui est inspiré par David Wark Griffith, son illustre devancier, que Gance vénère comme l’épigone son maître et qui l’adoubera lors d’une rencontre entre les deux hommes.

Le Napoléon vu par Abel Gance, une épopée visionnaire ébouriffante

En 1927, Abel Gance réalise une fresque à la fois fulgurante et tumultueuse, son Napoléon (Bonaparte). “Vous verrez un despote militaire s’emparer du pouvoir” préface l’hagiographe inspiré. De fait, le film se mue tout entier en une chanson de geste à la surréalité épique. Sous ses airs de matamore effarouché au regard ténébreux, Napoléon est bien ici une muse épique. A travers ses foucades mécaniques et son emphase oratoire, passe la poésie de l’action qui s’enfle démesurément pour tout balayer sur son passage dans un tourbillon d’images entremêlant la petite histoire supposée à la grande Histoire dont l’imagerie d’Epinal est sublimée.

Je voudrais être ma postérité pour savoir ce qu’un poète pourrait penser, sentir et dire” déclame avec grandiloquence Albert Dieudonné. Puissamment habité par le rôle depuis toujours, l’acteur s’enhardit au point de vouloir s’imposer au cinéaste comme l’incarnation même de Bonaparte. De guerre lasse, il décrochera le rôle après son audition impromptue d’une scène de la campagne d’Italie. Il devait pousser le mimétisme jusqu’à se faire enterrer dans la livrée du Premier Consul.

Le 20 août 1926, Abel Gance dépose un brevet d’invention, celui de son triple écran panoramique qui fait éclater l’écran traditionnel par les bords latéraux. L’action principale se déploie sur la partie centrale du triptyque et les actions dites secondaires, en contrepoint, sur les côtés. Dans son Napoléon, qui inaugure ce concept de polyvision, -avec toute l’envergure requise (celle de l’aiglon impérial)-apparaissent d’impensables surimpressions qui vont jusqu’à superposer seize images l’une sur l’autre. La sortie mondiale du Napoléon en 1927 est évincée par l’avènement du parlant au même moment aux États-Unis avec Le chanteur de Jazz qui vient étouffer dans l’œuf son retentissement.

Précurseur, entre autres inventions, du procédé Cinérama introduit aux Etats-Unis en 1952, Abel Gance va se voir déposséder de l’invention; son brevet étant tombé en désuétude.

L’aigle impérial plane de toute son envergure sur l’étendue du triple écran

Désormais, Gance ne vit plus qu’avec la hantise de pouvoir abolir le temps et l’espace et trouver une quatrième dimension. L’aigle impérial plane dans un ciel plombé. De retour de Corse, la figure de proue de Bonaparte se dresse tel un noir présage, son légendaire tricorne noir vissé sur la tête. Le regard charbonneux, il lutte contre le courant dans un frêle esquif, affrontant la tourmente d’une mer démontée par la tempête.

Par le montage d’ attractions cher à Eisenstein et la surimpression, Gance entremêle dans le même temps les séances houleuses qui se déroulent à la Convention et culminent avec la chute des Girondins. L’effet est saisissant. Le cinéaste, titillé par ses inspirations, s’imprègne à la lettre de l’analogie hugolienne: “être membre de la Convention, c’est être une vague dans l’océan”.

Les vingt dernières minutes de l’épopée sont panoramiques et charrient des images de l’exode de la campagne d’Italie. La version princeps, patiemment recréée, élargit brusquement le champ de vision du spectateur médusé sur un triptyque. Les troupes françaises sont montrées en hardes et harassées de fatigue. Napoléon Bonaparte les exhorte. Le crescendo symphonique de la bande son orchestrale magnifie l’ensemble. Du haut d’un promontoire rocheux, le futur empereur domine toute l’étendue des plaines italiennes et harangue ses grognards d’une voix enfiévrée. L’aigle impérial plane haut dans le ciel portant toute la symbolique. L’effet est décuplé par l’hypermobilité des caméras, la démultiplication des figurants et le redoublement sur les bords latéraux du repli des troupes exténuées. Le montage associatif déroule une mise en scène kaléidoscopique.

A l’écart de la vaine querelle opposant les partisans du muet et les prôneurs du parlant, Gance, qui n’en est pas à son premier brevet et toujours à l’initiative de nouvelles innovations techniques, fait breveter sa “perspective sonore” qui désynchronise l’image et le son ; reproduisant en cela les conditions de dispersion réelle du son dans l’espace. En 1932, 1934, 1937, verront respectivement le jour, les versions sonores et les remakes de Mater dolorosa, Napoléon, J’accuse. L’écran sonore démultiplié va alors stimuler les dispositions naturelles pourtant controversées d’Un grand amour de Beethoven (1935), de Paradis perdu (1940), de Vénus aveugle (1941). Dans Paradis perdu, Gance aborde la complainte sentimentale, la romance d’amour qui grave en nous la trace désarmante de la chanson populiste. Un grand amour de Beethoven et Vénus aveugle, quant à eux, reposent astucieusement sur l’absence d’un sens vital et l’hypertrophie d’un autre: drame de la la surdité pour l’un, drame de la cécité pour l’autre.

Toujours en avance d’une innovation sur ses contemporains, Abel Gance doit pourtant réviser ses ambitions à la baisse qui le font plutôt mal s’adapter au manque d’élévation de la cinématographie
contemporaine. Celle-ci le cantonne dans les reconstitutions de prestige, un brin poussiéreuses, qui, il faut le dire, n’ajoutent plus rien à son œuvre de précurseur.

Sans doute le cinéma s’accommode-t-il mal de ses démiurges. La postérité retiendra néanmoins la leçon puisée dans l’extraordinaire réservoir à chimères d’un des génies les plus subversifs qu’aura compté son histoire.

Le Napoléon vu par Abel Gance: une entreprise titanesque où “un visage est un paysage”

Exhumé des limbes, reconstitué et recréé minutieusement et de toutes pièces à l’instigation de la cinémathèque française entre 2008 et 2024 par Georges Mourier et son assistante-monteuse, Laure
Marchaut, Le Napoléon d’Abel Gance est une oeuvre colossale qui nécessita de visionner 600.000 mètres de pellicule pour sa reconstruction finale. Le projet initial d’envergure d’Abel Gance prévoyait de couvrir toute la saga napoléonienne. Soit l’équivalent de 6 films de 7 heures. La bande sonore orchestrale dont la fameuse Marseillaise de Berlioz, morceau de bravoure, est elle-même une recréation de Simon Cloquet La Jolie.

Poème symphonique et lyrique, la fresque, à la fois mouvementée et monumentale, nous fait, sinon tomber de notre siège, à tout le moins des nues; semblable en cela à l’observation du passage d’une comète qu’on sait ne pas revoir de longtemps.

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