Le temps chez Ingmar Bergman (Les Fraises sauvages et autres films)
Le temps (indissociablement associé à l’inéluctabilité de la mort) a hanté Bergman (1918-2007). Souvent sous l’apparence du temps mesuré, avec le tic-tac de pendules – généralement rococo comme celles d’Une leçon d’amour (1954), de Sourires d’une nuit d’été (1955) ou de Cris et Chuchotements (1972). Ce film, l’un des plus célèbres du réalisateur suédois, débute selon Jacques Aumont ainsi :
« Pas de musique, sinon celle d’une lumière qui filtre à travers les ramures, et qu’on sent être la lumière de l’aube d’un jour d’été, au pays où les jours d’été sont infiniment longs. Lumière légèrement dorée du soleil de quatre heures du matin : nous l’apprenons en entrant dans la vaste maison bourgeoise où règnent les pendules. Plans de plus en plus gros sur leurs aiguilles, sur leurs ors – jusqu’à ce plan sur un cadran singulier, où elles se tiennent dans la position artificielle des étalages d’horlogers, à dix heures dix, immobiles. C’est la pendule de la pièce où repose la mourante (Agnès, interprétée par Harriet Andersson), et elle est déjà arrêtée, signifiant la mort avant même que le récit ait commencé (…). Dans la pièce où la pendule a été arrêtée, une femme en chemise de nuit dort, alanguie, sur un fauteuil. Une autre, dont le corps au contraire dans le sommeil se tord et semble ne pas trouver de repos, est dans le lit, à côté. Elle s’éveille, on voit ses yeux très rouges, son visage respire la souffrance. Elle inscrit quelques mots dans son journal, pour nous le confirmer. Puis, elle va remettre la pendule en marche et se recouche[1] ».
Pareillement dans le salon de la grand-mère Helena Ekdahl retentit, dans Fanny et Alexandre (1982), le tintement des pendules. Dans d’autres films c’est parfois un simple bruit, pouls sanguin ou battement de métronome : « Le générique du Silence (1963) a pour toute musique un monotone tic-tic, sons égaux et également espacés, temps indifférencié, déjà sans vie propre ; on réentendra le même dans De la vie des marionnettes (1980), le sens en sera alors patent ; entre-temps, on l’aura entendu dans Persona (1966), dans Une passion (1969), toujours associé au suspens du temps, au vide, à l’inéluctable fuite des secondes[2] ». Dans l’extraordinaire L’Heure du loup (1968), les secondes sont même comptées, à part soi mais sous nos yeux, par le peintre Johan (Max von Sydow) qui veut savoir ce que c’est l’écoulement d’une minute…
Dans Les Fraises sauvages (1957), le temps ne prend pas uniquement ce caractère halluciné, purement destructeur. Grâce au souvenir (« mouvement même de la mémoire qui travaille[3] ») et à ce flot mémoriel que convoque un Isak Borg lui-même remis en mouvement, il semble aussi évoquer ce « temps retrouvé » recherché par Marcel Proust dans À le recherche du temps perdu.
Ce film est celui d’une journée particulière, au cours de laquelle Isak Borg, un vieux professeur suédois dont on va fêter le jubilé universitaire à Lund, sort de l’isolement cynique où il s’est lui-même enfermé au fil du temps, pour, à la veille de la mort, retrouver et tenter de faire la paix avec lui-même et avec les autres, avec sa famille d’abord qu’il revisite au cours d’un étonnant road-movie encombré de rêves ou de cauchemars. Le film reflète les obsessions d’Ingmar Bergman au moment où il fut tourné : « Je modelais un personnage qui ressemblait extérieurement à mon père mais qui était tout à fait moi. J’avais alors 37 ans, j’étais coupé de toutes relations humaines et c’est moi-même qui coupais ces relations en voulant m’affirmer, j’étais quelqu’un de renfermé, un raté et pas seulement un peu, mais complètement raté[4] ».
Isak Borg se remet donc en mouvement, et, au lieu de laisser comme convenu l’avion le conduire à Lund, malgré son âge avancé il prend lui-même le volant de sa vieille automobile, accompagné de sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin). Quel a été le facteur déclencheur de ce qui peut sembler une fuite ?
La nuit précédente, il a fait un éprouvant cauchemar, qu’il raconte au tout début du film et qui fait l’objet d’une étonnante transposition visuelle par le réalisateur suédois. Voici un résumé : durant sa promenade matinale, Isak Borg s’était égaré dans un quartier inconnu d’une ville qui semblait abandonnée : personne dans les rues, des devantures étrangement barricadées…Il aperçut alors une horloge dépourvue d’aiguilles, puis constata que sa propre montre-gousset n’en portait pas davantage. Tout d’un coup, il vit un homme de dos, s’en approcha mais quand l’homme se retourna, Isak découvrit un visage livide et boursouflé avec yeux, nez et bouches comme cousus, et ce corps s’effondra immédiatement sur le trottoir, tout en se liquéfiant. Il vit venir ensuite vers lui un corbillard, qui se renversa sous ses yeux : dans le cercueil qui s’ouvrit alors, son double avec son visage de vieillard l’agrippa par la main et tente de l’entraîner. Au réveil d’Isak Borg quelque chose se déclencha en lui : il lui fallait fuir ce sentiment obsédant de mort imminente, sinon déjà accomplie : son rêve ne lui révélait-il pas qu’il était déjà mort, et le corps dans le cercueil que son temps dans le monde des hommes était déjà terminé, lui dont on allait célébrer le terme de sa carrière universitaire ? Il le fit donc en prenant sa voiture, pour aller lui-même à Lund où des cérémonies officielles l’attendaient, pour le cinquantième anniversaire de la remise de son diplôme de médecin : ce qu’on nomme un jubilé (« idiot jubilaire », c’est ainsi qu’il se voyait désormais).
Ce voyage (qui est en premier lieu un voyage intérieur) est pour le vieux professeur l’occasion de faire le point sur lui-même et sa famille. Il a publié de nombreux ouvrages, mais prend cruellement conscience de son incapacité à nouer des relations profondes avec son entourage (tel se sentait aussi à l’époque Ingmar Bergman). Sa mère (Naïma Wifstrand), qu’il revoit à cette occasion, a beau avoir eu dix enfants, elle mène une vie retranchée, et telle une momie vit encombrée de souvenirs et d’objets inutiles rangés dans une boite comme autant de cadavres (parmi ceux-ci, la montre du père d’Isak qui, quand il la découvre, s’aperçoit avec horreur qu’elle aussi, comme dans son cauchemar, n’a pas d’aiguilles). Cette malédiction semble d’ailleurs toucher les autres membres de sa famille : son fils Evald (Gunnar Björnstrand), qui dit être né « dans un ménage qui donnait un avant-goût de l’enfer », refuse la vie et la grossesse de sa femme, Marianne. Celle-ci, dans la voiture, vient d’apprendre à son beau-père la nouvelle, et la réaction négative d’Evald : infligeant alors un choc salutaire au vieillard, Marianne lui avoue qu’elle craint que son enfant ne soit à son tour « contaminé » par l’espèce de stérilité émotionnelle qui caractérise la famille Borg.
Des rencontres vont changer le regard amer du triste vieillard. D’abord, il prend dans sa voiture trois auto-stoppeurs (en route vers l’Italie) : deux jeunes hommes, et une jeune fille pleine de fraicheur, de gaieté et de vivacité, qui lui rappelle son amour de jeunesse, Sara (Bibi Andersson, qui interprète les deux rôles) qui l’aimait mais que lui n’a pas su aimer (elle a finalement choisi son frère, Sigfrid Borg) ; ces trois jeunes gens émeuvent Isak Borg, auquel ils prodiguent de sincères marques d’affection. Il y a aussi un garagiste et sa femme, qui rappellent à Isak tout le bien qu’alors qu’il était médecin il a fait dans la région (ils avaient d’ailleurs, disent-ils, donné à leur premier enfant le prénom d’Isak, en son honneur !). Puis voilà qu’après un accrochage automobile sans gravité Isak se charge d’un couple (Alman et Berit) qui se dispute cruellement (avec sarcasmes et gifles), ce qui lui rappelle l’échec de sa relation avec sa propre femme, morte il y a plus de trente ans, qui l’a trompé et avec laquelle il a dû connaître ce genre de scènes pénibles.
Un passage dans l’ancienne maison où il passait ses vacances au temps de son amour pour Sara va raviver encore plus la mélancolie d’Isak. Là il revoit en souvenir sa famille, et dans un songe suggéré par une sorte de « madeleine » proustienne (ici, des fraises des bois qui poussent à proximité) il retrouve « sa » Sara disparue, qui lui tend un miroir où il peut se voir tel qu’il est maintenant devenu : un vieillard dégarni et solitaire, qui a gâché son temps. En rêve il se voit ensuite passer un examen de médecine, auquel il échoue lamentablement, décuplant son sentiment de culpabilité (voilà que le jury le déclare incompétent : il ne sait pas observer au microscope, faire un diagnostic, réciter le serment du médecin) ; l’examinateur lui annonce alors sa peine : une solitude inexpiable, irrémédiable. Suit une vision (impossible dans la réalité) de l’adultère de sa femme (c’était il y a bien longtemps, en 1917), qu’il voit se rire de lui et de sa stérilité sentimentale…
Cette humiliation prélude en réalité à un ultime sursaut du vieil homme. Arrivé à Lund, où la cérémonie est belle, il s’ouvre enfin aux autres : à sa gouvernante, Agda, qu’il avait pourtant rabrouée le matin, et à laquelle il propose désormais le tutoiement (qu’elle refuse avec malice) ; à son fils et à sa bru qu’il voit avec plaisir se rapprocher. Marianne vient l’embrasser avant de partir pour une soirée avec Evald, et Isak Borg, déjà couché, ressemble à ce moment sur l’écran à un petit enfant, celui qu’il n’a cessé d’être dans ses songes lors de cette journée mémorable. Dans un dernier rêve, il se voit, au bras de Sara : guidé par elle, il aperçoit les silhouettes de ses parents qui lui font signe, de l’autre côté d’une crique[5], qui figure l’au-delà.
Dans ce film, Ingmar Bergman règle ses comptes avec lui-même : comme Charlotte (la pianiste de Sonate d’automne – 1978 – interprétée par Ingrid Bergman), le professeur Borg est son alter-ego : il sait n’être qu’un égocentrique qui s’est soucié surtout de son œuvre et peu de ses proches, y compris ses propres enfants. À 37 ans, Bergman avait alors, a-t-il dit, le désir de se rapprocher de ses parents : « Nous quittons nos parents, et puis nous revenons à nos parents. Soudain on les comprend, on les considère comme des êtres humains, et à ce moment-là on est devenu adulte[6] ». « À travers toute cette histoire ne passe donc qu’un thème avec d’infinis variations : les insuffisances, la pauvreté, le vide, l’absence de grâce. Je ne mesure pas encore et j’ignorais alors à quel point, à travers les Fraises sauvages, j’en appelais à mes parents : voyez ce que je suis, comprenez-moi et – si c’est possible – pardonnez-moi[7] ».
Ce qu’Ingmar Bergman ne pouvait prévoir, et qu’il déclare avoir découvert sur le tard, c’est à quel point son film allait être vampirisé par la présence extraordinaire de Victor Sjöström (1879-1960), l’acteur qui incarne le professeur Borg et un des principaux pionniers du cinéma suédois[8]. Il était alors en fin de vie, comme le personnage qu’il interprète. Dans Images (p. 17), Bergman déclare : « (Je suis toujours) profondément ému par le visage de Victor Sjöström, ses yeux, sa bouche, la fragilité de sa nuque sous des cheveux devenus rares, sa voix qui hésitait, tâtonnait » ; et il souligne son admiration pour la performance d’acteur : « Nous avons tourné les gros plans d’Isak Borg lorsqu’il trouve la lumière et la paix intérieure. Son visage brillait d’un éclat mystérieux, reflet d’une autre réalité. Ses traits étaient brusquement devenus doux, presque effacés. Il avait l’air ouvert, souriant, tendre. C’était un miracle. Le calme total… la paix et la lumière de l’âme. Jamais avant ni depuis je n’ai rencontré de visage si noble et libéré[9] ». Il y a aussi paradoxalement du ressentiment chez l’orgueilleux Bergman dans ce constat : « Ce que je viens seulement de comprendre, c’est que Victor Sjöström s’était emparé de mon texte, qu’il se l’était approprié, qu’il avait misé sur lui ses expériences : sa souffrance, sa misanthropie, ses refus, sa brutalité, son chagrin, sa peur, sa solitude, son froid et sa chaleur, sa dureté et son ennui. Empruntant la forme de mon père, il occupa mon âme, il s’appropria tout –et il ne me resta rien. (…) Les Fraises sauvages n’étaient plus mon film, c’était celui de Victor Sjöström[10] »
Les Fraises sauvages illustrent à merveille le sentiment du temps, propre à Bergman :
« La vérité c’est que je vis sans cesse dans mon enfance, que je me promène dans les appartements peu à peu gagnés par le crépuscule, dans les rues silencieuses d’Uppsala, que je me retrouve devant la maison d’été, écoutant l’immense bouleau au tronc double. Je me déplace avec une rapidité vertigineuse. En fait, j’habite sans cesse dans mon rêve d’où j’entreprends parfois des visites dans le réalité[11] ».
[1] Jacques Aumont, Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », Paris, Cahiers du cinéma/Auteurs, 2003, p. 127-128.
[2] Id., p. 128.
[3] Bergson, Matière et Mémoire, Essai sur la relation du corps à l’esprit, PUF, 1985, 1ère éd. 1896, p. 148.
[4] Bergman, Images, p. 22. On a évoqué (Bergman lui-même) un jeu de mot entre les initiales d’Isak Borg : I B, celles d’Ingmar Bergman : I B, et les termes pour « Glace » (Is) et « Forteresse » (Borg).
[5] On pense alors à la barque de Charon traversant le fleuve Styx vers l’Hadès (le royaume des morts des Grecs).
[6] Peter Cowie, Ingmar Bergman, Biographie critique, Paris, Seghers, 1986, p. 179.
[7] Ingmar Bergman, Images, p. 22.
[8] Particulièrement célèbre est le film (muet) réalisé par Sjöström en 1921 : La Charrette fantôme (Körkarlen), qui a fait l’objet de remakes (par exemple en 1939 par Julien Duvivier).
[9] Peter Cowie, Ingmar Bergman, Biographie critique, Seghers, 1986, p. 171.
[10] Bergman, Images, p. 26.
[11] Bergman, Images, p. 24.