Le recadrage numérique au cinéma (Louise Gib, préface John Lvoff)

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Les cadreurs doivent s’adapter à leurs nouvelles circonstances de travail, et devenir des recadreurs.

Passé, présent, imparfait, et futur du recadrage.

Ce n’est pas tous les cinéphiles, mais c’est beaucoup d’entre nous. Entre les lecteurs avides d’En un clin d’œil, fans au dernier degré de son auteur Walter Murch, et les partisans du grand Paul Hirsch, qui prétend, dans son autobiographie, avoir monté une version excitante et novatrice du film World War Z (cut alternatif proprement insortable, puisqu’il ne durerait que 70 minutes…), quiconque a déjà tenu avec zèle un clavier bourré de raccourcis Premiere Pro dans les mains a déjà rêvé, en secret, d’être le sauveur d’un film. Cela se passe, en général, à peu près comme ça : on est assis dans notre siège, au cinéma, et un sentiment familier émerge. Les thèmes du scénario sont forts, les comédiens y croient, les lumières sont magnifiques… Mais quelque chose cloche. Le rythme du récit est bâtard, indifférent aux émotions des personnages. La musique est fade, ou, si elle ne l’est pas, elle entre en conflit avec les scènes, elle prend trop de place, elle ne structure pas les séquences. Les dialogues sont bien mixés… jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus, et qu’un mot littéralement plus haut que l’autre nous fait comprendre qu’un pan de conversation a été envoyé sans bise d’adieu aux oubliettes. En bref, de mauvais choix ont été faits, et ils sont si visibles, si évidents, si outranciers, dans le produit fini, qu’on aimerait avoir accès aux rushes afin de faire de cette œuvre le divertissement solide et émouvant qu’elle aimerait désespérément être ! Comme Truquer, Créer, Innover (le volet qui précède cette nouvelle sortie dans la collection cinéma des presses universitaires du Septentrion…) parlait au restaurateur-amateur en nous, le livre Le recadrage numérique au cinéma, écrit par Louise Gib en partie à l’aide de son expérience personnelle, parlera à tous les monteurs-apprentis-sorciers qui voudront bien le lire. C’est un petit précis savant et cinglant, une jolie pirouette d’observation et d’analyse, laquelle aidera le spectateur informé à mieux voir les films qui sortiront cette année, puisque lumière aura été faite sur l’une des rustines les plus prometteuses de notre époque audiovisuelle.

Claire Mathon, cheffe-op mentionnée dans l’ouvrage.

La question des films tournés en 5K, en 6K, en 8K, avec des « réserves » de 10% ou 20% est une question enthousiasmante et urgente en plusieurs sens. D’une, parce que le fait de recadrer numériquement un film après son tournage est en train de devenir une norme, dans l’industrie. Il faut donc que tous les acteurs se mettent à table et planchent ensemble à établir un code d’étiquette et de bonne conduite vis-à-vis du cropping, sans quoi les malentendus et les prises de tête seront inévitables*. De deux, parce que l’apparition de cet outil, purement « post-moderne » selon Gib, devrait plaire à tous les spectateurs qui se connaissent un fougueux esprit hip-hop de sampleur et de remixeur ! Le recadrage numérique, nous fait remarquer l’autrice, est une technique de post-production qui peut créer des effets comiques (voire l’étude de cas en Partie 2 – Chapitre 2), faire rugir des emphases maniéristes (voire l’étude de cas en Partie 2 – Chapitre 3), permettre de la distorsion optique pseudo-anamorphique et, surtout, multiplier les champs dans les champs**. De fait, si, dans le futur, le spectateur lambda d’un film réussit à avoir accès à son D.I. (Digital Intermediate, c’est-à-dire, les images transitives de la vie d’un film, pas exactement celles qu’on a tournées, mais déjà celles qu’on va monter), le recadrage numérique est un outil qui lui donne du mou pour créer 10 ou 20 long-métrages à partir de la matrice d’un seul. Nous pensons que c’est destiné à arriver, et nous pensons que cet ouvrage académique voit également en ce chamboulement numérique ce potentiel attirant. C’est, pour nous, aussi pour cette raison que Gib, dans son argumentaire, prends soin d’analyser des memes Internet qui recadrent numériquement des peintures – Attendu que, dans l’histoire des trucs et des astuces artistiques, les grandes révolutions du monde des retouches d’images inanimées ont toujours prédit leurs petites sœurs dans le monde des images en mouvement.

Caméra 8K.

À minima, on pressent qu’il existera, un jour, une version « dé-recadrée » de la série Mindhunter, sur laquelle s’attarde une partie du livre. En effet, tous les épisodes du coup de canif sanglant produit par Netflix bénéficient systématiquement de ce procédé de recalibrage. Or, on sait des internautes qu’ils adorent revoir leurs œuvres préférées dans des itérations délicieusement imparfaites et incroyablement instructives. (En ce moment, dans certains coins de la toile, la mode est d’ailleurs au partage de scans en haute qualité de copies 35mm open matte de films. Dans ces fichiers tirés des bobines originales, il arrive qu’on voit les perches et les câbles censées être dissimulées plus tard par les deux grosses bandes opaques qui caractérisent le recadrage analogue des films de patrimoine).

Serrer la vis, serrer la ceinture, serrer le cadre.

C’est vrai, dans certains paragraphes du Recadrage numérique au cinéma, les exemples mobilisés par Gib paraissent arbitraires, choisis sans ambition à ce que la filmographie indexée en fin de publication forme un ensemble intriqué auquel on ne peut opposer aucun contre-Uno. Et c’est vrai, dans d’autres, l’autrice paraît se retenir de dégainer des conclusions qu’on pense pertinentes (elle utilise, pour parler du recadrage dans d’autres arts séquentiels, plusieurs références venues de bandes-dessinées pour adultes, qu’on aurait personnellement complétées avec des bandes-dessinées tous publics : De Garfield à Cornellà à, dans l’audiovisuel, South Park, on trouve qu’il y a une certaine filiation pop-art, et on est prêt à argumenter que c’est aussi de cette approche-ci que viennent les meilleures utilisations du recadrage). Ceci étant dit, Gib a bon goût, on ne peut pas le lui nier ! On ne s’attendait pas à voir l’excellente BD Megg, Mogg & Owl être mentionnée un jour dans un ouvrage universitaire français, surtout si celui-ci ne s’intéresse pas aux éditions Fantagraphics en général. Et puisqu’il y a deux ans, est sortie une translation audiovisuelle de Megg, Mogg & Owl, réalisée par le bédéaste lui-même (un court-métrage dans une émission d’anthologie supervisée par Justin Roiland), on peut tout à fait mettre à l’épreuve les théories de l’autrice en l’analysant. Puisque le recadrage séquentiel des bandes-dessinées serait adaptable dans le médium du cinéma numérique, a-t-il été adapté de cette façon par un auteur qui passait de l’un à l’autre ? Ainsi, même si le corpus invoqué par Gib n’est pas tant un exosquelette analytique agencé au millimètre près qu’une balade sur un parcours de santé au temps de « l’innocence perdue » (nous citons Gib citant Eco), il a bien l’effet escompté sur le lecteur, c’est-à-dire celui de souligner la porosité entre les formes à l’heure du numérique. Le recadrage numérique est un joyeux bordel. Le recadrage numérique au cinéma, en tant que livre, le sait, et honore ce fait.

Montage de MINDHUNTER.

En outre, et, une fois de plus, comme Truquer, Créer, Innover avant lui, Le recadrage numérique est un volume très utile en ceci qu’il collecte et réunit en un seul endroit plusieurs informations précieuses d’insider. Si le cœur vous en dit, vous pouvez désormais jouer à un petit jeu, en regardant Les Gardiens de la Galaxie Vol. 2. Celui d’essayer d’identifier les seuls 59 plans non-retouchés du long-métrage. « [Le film de James Gunn] est le premier film entièrement tourné en 8K. Sur 2360 plans au total, 2301 nécessitaient des effets spéciaux. » Les données les plus fascinantes et les plus révélatrices restent les statistiques sur la conjecture de l’industrie cinématographique française telle qu’elle a évolué aujourd’hui. On s’en doutait, mais c’est toujours mieux d’en être sûrs, le cinéma français a un peu moins de jambes qu’auparavant. Le recadrage numérique, nous dit le livre, est aussi un ustensile de cinéma salutaire et, bientôt, indispensable, parce qu’il permet à des équipes intelligentes de faire plus de choses à moindre budget, et donc de limiter la casse qui s’invite sur les plateaux de notre pays. « Le coût moyen d’un long-métrage français a atteint son plus bas niveau depuis 2009, les films à moins d’un million d’euros sont passés de 48 à 69 d’après le CNC. Cette évolution est facilement explicable : le nombre de films augmente tandis que l’investissement global baisse. » Le livre nous rapporte les conclusions du CNC : En 2019, « le devis moyen des [films d’initiative française] s’affaisse encore de 6,8% […], et le devis médian recule de 12,5% […]. Sur les dix dernières années, le devis moyens des [films français] diminue en moyenne de 4,1% par an ». La filière audiovisuelle française étant très interconnectée par nature, le budget des films souffre aussi de l’affaiblissement de certains maillons. « Le nombre de films sans financement de chaînes de télévision augmente à 130 films agréés en 2019, soit le plus haut niveau de la décennie […]. Ce sont donc plus de 36% des films d’initiative française qui se produisent sans chaîne de télévision en 2019 […]. Les chaînes télévisées investissent moins… car leur chiffre d’affaires baisse également ».

Louise Gib, pour soutenir ses thèses, convoque beaucoup de sources anglophones, qu’il s’agisse d’artistes-techniciens-entrepreneurs-managers comme Michael Cioni, ou de statisticiens comme Stephen Follows. La démarche est judicieuse et appropriée, car les films français, comme les films anglo-saxons – comme, à priori, les films d’une grande partie du monde –, doivent désormais se réinventer en termes logistiques, maintenant qu’ils sont en moyenne plus courts, plus nombreux et financés de façon plus économe. Mais nous en sommes venus à regretter, au bout du 4ème ou 5ème graphique de Follows, que les chiffres qu’il met en exergue pour l’international décrivent aussi bien la situation pour la France (« structures de dépenses par catégories », « effectif des équipes des films », « nombre moyen de plans », « durée moyenne des plans », etc…).

Perche dans le champ, dans la version open matte de THE RUNNING MAN.

La solution, alors, pourrait bien être politique et institutionnelle. Ça n’arrivera pas sous ce quinquennat, mais nous souhaitons qu’un jour, l’État français se décide à légiférer de nouveau, et à faire bouger les lignes de sorte à ce que l’industrie respire un petit peu plus. À vrai dire, nous aimons plutôt le fait qu’il y ait plus de films, qui plus est, plus de films à plus petits budgets – c’est une forme de variété. Mais nous souhaitons que le recadrage numérique reste une option pour un réalisateur, qui choisirait de l’utiliser seulement quand ça lui plait sincèrement et profondément. L’exception culturelle française est déjà formelle, structurelle (par les œuvres qui sortent de nos écoles de cinéma) et progressiste, car égalitaire (les succès rapportent de l’argent pour tout le monde). Nous appelons de tous nos vœux qu’elle (re)devienne méthodique et organisationnelle et permette aussi une diversité des tournages. Louise Gib fait bien de rappeler que nous sommes le pays de la Nouvelle Vague, mais tous nos réalisateurs ne devraient pas être forcés d’être des Goddard débrouillards, courant partout avec des Éclairs 16mm…

*Louise Gib, dans sa sous-partie « Impacts sur le déroulement d’un tournage », propose plus ou moins une ébauche de ce que pourrait être ce code de bonne conduite entre les chefs de poste qui prévoient de faire du recadrage en post-prod, et les autres salariés en présence sur le plateau.  La clé semble être la prévoyance et la consultation des bons spécialistes. Il est à noter que Gib, optimiste mais pas utopiste, admets qu’il y a bien quelques professions de cinéma dont le travail est forcément rendu un peu plus dur par la perspective du recadrage. Malgré tout, elle estime qu’une bonne préparation peut atténuer ces nouvelles difficultés.

**Un réalisateur qui sait correctement utiliser le recadrage numérique peut tourner plusieurs plans de plusieurs valeurs différentes en un seul. Il est à noter, cependant, qu’il est nécessaire sur un tournage que ces plans dans le plan soient découpés, il ne peuvent pas être décidés à la légère. Quand nous émettons l’idée que des remonteurs peuvent s’emparer de cette technique pour exprimer leur créativité, nous parlons bien de la discipline du « fan-montage », qui est tout à fait distincte de ce qu’on attend d’un long-métrage pensé et fabriqué pour être diffusé dans les circuits traditionnels.

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