
Comment immerger le spectateur dans un environnement bien plus inconfortable que son fauteuil douillet ? En captivant son regard par un film de plus de trois heures. L’histoire de Le Bateau se fait en effet par versions successives. Il y a d’abord un long métrage de 150 minutes qui sort en 1981, et qui obtient un grand succès en Europe et aux États-Unis, avec six nominations aux Oscars. À la suite de ce succès, la BBC décline, entre 1984 et 1985, le long métrage en une série de trois épisodes de 100 minutes chacun, ajoutant au film originel de nombreuses scènes coupées au montage. Succès la encore, qui pousse, en 1988, à une nouvelle série de six épisodes de 50 minutes. Enfin, en 1997, Petersen supervise la version director’s cut, longue de 209 minutes et restaurée à l’occasion, qui intègre les séquences d’action de la première version et des scènes plus psychologiques tirées des mini-séries.
Bien sûr, 3h29 de cinéma ne correspondent en rien aux longs mois passés par les sous-mariniers au beau milieu de l’Atlantique. Mais une superproduction aussi longue est à noter, spécialement quand elle a été l’enjeu d’adaptations majeures. Il semble bel et bien que les versions successives de Le Bateau aient tenté de créer un univers propre au U-boat, dans lequel le spectateur puisse s’immerger et prendre la température de l’atmosphère humaine y régnant. La volonté de faire coïncider les temporalités des personnages et des spectateurs se sent particulièrement lors des séquences d’action. Petersen ne choisit jamais de les diffracter en une série de plans courts et expressifs. Au contraire, il met en scène des séquences fleuves, parfois longues de plus de vingt minutes, qui intègrent tous les plans de la vie à bord : l’attente, la peur, l’excitation, la fatigue qui se lisent sur les visages, et parmi tout ceci, des plans très courts, les flashs verts et jaunes des grenades qui explosent contre la paroi du navire. Peu d’ellipses. Les plans longs, qui alternent entre gros plans sur des visages marqués par la guerre et plans larges sur l’équipage tendu, créent une perception au long cours de l’évènement, d’autant que les secousses des explosions chamboulent le cadre et lui confèrent son expressivité. D’un point de vue phénoménologique, le spectateur a l’impression de vivre à l’intérieur du sous-marin.
Pour essayer de transcrire à l’écran l’angoisse du dehors qui étreint l’équipage, Le Bateau multiplie les effets d’altération de la perception. À l’image des marins, le spectateur n’a de l’extérieur qu’une vision tronquée. Que ce soient à travers le cadre d’un périscope, le silence à l’écoute des sonars britanniques, les plans serrés sur l’opérateur sonar, toute perception sensible passe par l’intermédiaire de filtres optiques et visuels. Placée la plupart du temps à l’intérieur du sous-marin, la caméra révèle à quel point l’équipage est dépendant de son arsenal technologique. Existence paradoxale, la technique fait la force et la faiblesse de ces hommes. À force d’être artificialisé par ces intermédiaires, l’extérieur vire au fantasme. Le premier plan donne à Le Bateau toute sa tonalité fantastique : dans un cadre vert scandé par les bruits de l’océan, apparaît lentement une forme noire, se révélant progressivement être la masse énorme du sous-marin. On croirait voir le mythique Hollandais volant, ce navire pirate dont l’équipage serait mort-vivant. Un peu comme celui du U-96. Quant aux rares plans en extérieur, ils confirment la peur des marins. Des grenades explosent non loin de la paroi du navire, ou bien le puissant Atlantique redouble de vagues et de tempêtes, comme s’il désirait briser le monstre d’acier qui ose le défier. Fragmentaire, invisible et inaudible, la réalité extérieure se trouve ressaisie et investie par le fantasme des gens de l’intérieur. Une position bien proche de celle des spectateurs de cinéma, à bien y réfléchir. Comme si le huis clos, par son jeu entre le visible et l’invisible, le caché et le montré, découvrait les fondements de l’expérience existentielle au cinéma.