John Woo : Le polar sans Demy mesure
Mais bien plus que Demy, c’est bien sûr à Melville que Woo doit un lourd tribu. Impossible ne pas penser au Jeff Costello du Samouraï en contemplant les exploits de la plupart des héros du cinéaste Hongkongais. C’est d’ailleurs sa ressemblance avec Alain Delon qui a poussé le réalisateur à choisir Chow Yung Fat pour Le Syndicat du crime. Mais c’est surtout quand il réalise The Killer en 1989 que son admiration pour le cinéma de Melville se manifeste enfin clairement, comme l’explique John Woo lui-même : « A la fin des années 60, les films français étaient très populaires à Hong-Kong. J’adorai les films de Jacques Demy, de Truffaut, de Godard, mais mon préféré était Jean-Pierre Melville. Ses films ressemblent à des poèmes tran quilles. Sa philosophie est proche de la notre. Le code d’honneur, la loyauté, la côté chevaleresque… Tout cela a un côté très oriental. Mon film favori était Le Samouraï. Dans les années 70, quand j’ai voulu faire un film s’en inspirant, le studio me l’a empêché. " Qui connaît Melville ? Les jeunes ne s’intéressent pas au cinéma français ", m’ont-ils dit. Ils ne voulaient que de l’action ou de la comédie. Il a fallu que j’attende de travailler avec Tsui Hark pour réaliser The Killer. Le film fini, je voulais mettre un carton : " Dédié à Jean-Pierre Melville ", mais ça ne s’est pas fait… ».

On le voit ici, la référence n’est pas gratuite, tant cette cinématographie est profondément intégrée dans la culture de John Woo. Nul exotisme ou distanciation dans ses références à la culture française, mais au contraire une proximité et une familiarité telles qu’elle se fondent naturellement dans le contexte chinois de ses films. Loin d’évoquer un ailleurs lointain, la France dans les films de John Woo colle au présent de la Chine, comme aux souvenirs de cinéphile du cinéaste et ne renvoie qu’à son propre parcours.
Tsai Ming-Liang : Léaud the first
Cette intériorisation d’une culture a priori extérieure et lointaine aussi bien spatialement que temporellement (on le voit bien, cinéma Français se limite pour les Chinois aux années 60), d’autres cinéastes l’on mise à profit pour décrire leur présent et leur société contemporaine. Si Jia Zhang-ke aime à citer Robert Bresson comme influence majeure (même si on n’en décèle la trace que dans son premier film, Xiao Wu, dans son éventuelle proximité avec Pickpocket), c’est le rapport qu’entretient Tsai Ming-Liang avec le cinéma de François Truffaut qui est le plus représentatif de cette tendance.
Bien avant Visage, hommage direct au réalisateur des 400 Coups, tourné au Louvres avec Jean-Pierre Léaud, Jeanne Moreau et Fanny Ardant, Et là bas quelle heure est-il ? (qui devait d’abord s’intituler 7 to 400 Blows) s’inscrit subtilement mais sûrement dans la filiation de la nouvelle vague. Et « filiation » est bien le mot, tant le cinéma français des années 60 représente pour celui de Tsai Ming-Liang une sorte de figure paternelle, modèle à la fois proche et lointain que le cinéaste essaie sans cesse d’approcher et de satisfaire, tout en suivant un chemin qui lui est absolument propre.
Et là-bas quelle heure est-il ? ne parle d’ailleurs que de la disparition du père, celui de Hsiao-Kang, le personnage principal du film, qui meurt entre la première et la seconde bobine, mais aussi ceux de Tsai Ming-Liang et de son acteur Lee Kang-Sheng, tous deux décédés peu avant le tournage. Mais étrangement, si la mère n’arrive pas à surmonter la mort de son mari, attend sa réincarnation et se réfugie dans le mysticisme, Hsiao-Kang va extérioriser sa douleur en développant une obsession pour le décalage horaire vers la France. Vendeur de montres, il croise au début du métrage une jeune Chinoise en partance pour Paris, à qui il vend sa montre qu’il retarde alors de 7 heures. Troublé par cette rencontre, il s’efforce alors de remonter toutes les horloges pour les mettre à l’heure française.
Entre Tapeï et Paris, se noue alors une étrange relation à distance, que le cinéma de Truffaut aide à consolider. Elle s’ennuie à Paris, entourée de plafonds inconnus et d’un monde qui commence à l’effrayer. Il s’ennuie à Taïwan, remontant ses montres et louant des films français pour se rapprocher d’elle. Et alors qu’il regarde Les 400 Coups, le miracle se produit : elle croise au Père-Lachaise Jean Pierre-Léaud assis sur un banc, aussi tranquille que rassurant. Quand on sait que la relation qu’entretient Tsai Ming-Liang avec Lee Kang-Sheng prend pour modèle celle de Truffaut et Léaud, quand on perçoit cette arrivée fantomatique dans un cimetière comme annonçant celle finale du père décédé du personnage, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là de l’apparition soudaine d’une figure paternelle dans un film qui ne parle que de sa disparition.

Dans cette improbable rencontre, le décalage horaire disparaît et Tsai Ming Liang, à travers les âges et les lieux, se choisit en France une famille et un père de cinéma. Il n’y a pas vraiment ici d’influence, de référence, ni d’emprunt, à la manière dont, par exemple, un Christophe Honoré se réclame de Truffaut, mais une filiation affirmée, une proximité évidente, qui ne se voit pas à l’écran par des effets de style ou des citations appuyées, mais se devine et se sent subtilement. Tsai Ming Liang filme sa propre temporalité, mais les échos du décalage horaire se font quand même présents, et quand les notes de la musique des 400 Coups résonnent à la fin de Et là-bas quelle heure est-il ?, on ne sait plus très bien si c’est la musique originale de Jean Constantant, où un réarrangement avec des instruments chinois.
Hou Hsiao Hsien : Les voyages de HHH
Tsaï Ming-Liang n’est pas le seul cinéaste asiatique à avoir fait le voyage en France pour filmer ce qu’il voit comme une terre de cinéma. Le japonais Nobuhiro Suwa y tourne par exemple H Story en réponse au Resnais d’Hiroshima, mon amour, alors que Hong Sang-soo filme un coréen perdu à Paris dans son conte rohmérien Night and day en 2008. Hou Hsiao Hsien arrive quand à lui de Tokyo quand le musée d’Orsay lui propose de financer un film à Paris. Le cinéaste Taïwanais y a tourné en japonais un hommage en plans fixes à Ozu, avec Café Lumière. Pour répondre à la commande du musée, il décide de filmer Juliette Binoche, en s’inspirant du Ballon Rouge, court-métrage de Albert Lamorisse de 1957.
Mais ne nous y trompons pas, contrairement à To, Woo ou Tsai, HHH n’est pas vraiment un cinéaste cinéphile, et Ozu ou Lamorisse sont très clairement des prétextes lui permettant de filmer une ville et ses habitants. Certes, on voit un ballon rouge suivant un enfant, ou une jeune chinoise, étudiante en cinéma, fascinée par cet enfant qu’elle doit garder et ce ballon. Mais ce n’est pas vraiment ce qui intéresse ici le cinéaste. La référence au film de 1957 est d’ailleurs arrivée une fois le projet déjà bien avancé, et fait seulement figure de lien entre les différents ingrédients qui composent le métrage.

Ce qui fascine HHH depuis le début, dans l’utilisation du cinéma, c’est sa capacité à montrer les gens, la langue, les coutumes d’un pays. Exilé très jeune à Taïwan, c’est le cinéma du continent qui a permis au jeune déraciné de garder un lien avec son pays. Son œuvre essaye depuis lors de capter ces sensations, ces impressions de vie et de réalité qui font la force de ses films. Le Voyage du ballon rouge enregistre alors magnifiquement ses acteurs – et en premier lieu Juliette Binoche, d’une justesse et d’une subtilité impressionnantes – improvisant dans un cadre à la fois très libre et très délimité, et arrivant à capter leurs émotions, la réalité de leur vie et leur univers mental.
Cinéaste d’un présent éternel, HHH utilise alors les références culturelles (Le Ballon rouge, donc, mais aussi le théâtre de marionnettes) comme autant de béquilles permettant de relier cette réalité au passé (la France des années 50, la culture chinoise), élargissant ainsi le cadre de son film. Ses plans-séquences intemporels arrivent, en choisissant un angle, à capter l’espace et le temps d’un moment, et à les étirer dans la mémoire du spectateur en le transformant en expérience sensitive. Et malgré la langue et les frontières, le cinéaste parvient à filmer Paris avec autant de subtilité et d’immédiateté que Taïwan.
Nourris de culture française dont il se servent subtilement afin de développer des thématiques qui leurs sont propres, les cinéastes chinois, de John Woo à Hou Hsia Hsien, arrivent, en inventant un langage cinématographique assez détaché du discours dont se nourrissent la plupart des films français actuels, à rendre vivant dans leurs films l’héritage culturel de notre pays bien mieux que les cinéastes nationaux. HHH s’étonne pourtant de la facilité avec laquelle la France accepte cette emprunt et commente : « Si un étranger venait ici tourner un film taiwanais, en s’appropriant notre patrimoine, ça semblerait étrange ». Mais ce qui est vraiment étrange, c’est que bien rares sont les cinéastes français qui arrivent à s’approprier leur propre patrimoine avec autant de personnalité et de subtilité que le metteur en scène Taïwanais.