Kagemusha, « le double » en japonais, relate les guerres qui secouèrent le Japon au XVIème siècle.
Dans le cinéma de Kurosawa, le bien côtoie le mal. Les multiples faiblesses de lhomme sont récupérées par sa grandeur ; ou réciproquement, sa grandeur dissimule toujours quelque faiblesse. Les héros de Kurosawa ne sont jamais purement bons. Ils vivent tous sous le signe de la dualité. Le blanc et le noir sont intrinsèquement liés, ils appartiennent à la nature de lhomme, et fusionnent en lui. Cette thématique de la dualité, du double qui ne fait plus quun, Kagemusha en est laboutissement.
Le seigneur Shingen, qui rêve dunifier le pays, est tué lors dune bataille. Ses généraux exécutent alors sa dernière volonté : dissimuler sa mort lors des trois prochaines années ; il faut savoir que les ennemis du clan Takeda ont une peur bleue de Shingen, et que tant quils le croiront en vie, lintégrité du royaume sera préservée. Les décideurs du clan trouvent un sosie, un « Kagemusha », et dupent tout le monde. Le « Kagemusha », un rustre sauvé de la crucifixion par sa ressemblance physique avec le maître, prendra progressivement la mesure de son rôle, malgré ses réticences initiales. Il devient Shingen, sapproprie la personnalité du défunt seigneur en fusionnant avec lesprit du mort.
Cest lors de la séquence de la guerre que sachève le processus de fusion. Un plan fixe de quelques secondes nous montre le « Kagemusha » transfiguré : lesprit de Shingen sest réincarné en lui : même posture, même regard, même prestance. Le « Kagemusha » est Shingen. Il a de ce fait perdu sa propre identité. Troublant et destructeur paradoxe : le « Kagemusha » sélève en sappropriant la noblesse inhérente au statut de seigneur de Shingen ; mais en même temps, il perd sa véritable identité, le respect qui lui est du nest quun leurre, car repose sur une tromperie. Il signe sa propre fin : il nest quune ombre, lombre dun mort. Nabukado, le frère de Shingen, lartisan de cette transformation spectaculaire qui a sauvé le clan pendant deux ans, commence à sinterroger sur le sort du double. Quand on découvrira Shingen la vérité, quadviendra-t-il du Kagemusha ? « Lombre ne peut exister sans la personne »

Arrive ensuite lévénement fatidique : le « Kagemusha » est démasqué, puis mis à la porte à coups de pierres. Il nest plus personne, il est devenu « lombre dun mort ». Le successeur de Shingen se lance dans une ultime campagne ; ses troupes se font tailler en pièces. Spectateur impuissant de la splendide apocalypse du clan Takeda, le « Kagemusha » empoigne une lance et, dans un geste démentiel, suicidaire même, se jette sur lennemi. Mortellement blessé, il se dirige vers le cours deau le plus proche. Létendard du clan Takeda brille dans leau tachée de sang. Alors quil tente de le saisir, le Kagemusha est happé par les flots.Voilà donc lépilogue de cette superbe fable sur le thème de la dualité, de lombre et de lillusion.
Kagemusha est un film admirable par la limpidité de sa structure (prologue, suivi de trois actes et dun épilogue), mais qui n’est peut-être pas porté par le souffle épique de certaines autres oeuvres du cinéaste (on pensera en particulier aux Sept samouraïs, 1954). Ce qui nempêche en rien les scènes de guerre dêtre remarquablement filmées. Et surtout, la couleur est magnifiquement utilisée (ce qui fera dailleurs dire à Kurosawa que Kagemusha est son premier véritable film en couleurs). Presque toutes les scènes sont filmées à laube ou au crépuscule. Une douce lumière ouatée semble se propager sur chacune des images. Quelques touches majestueuses dun rouge sanguinaire parsèment régulièrement le film.
Plus qu’admirable, Kagemusha se révèle surtout essentiel : tout dabord parce quil a reçu la Palme dor au Festival de Cannes 1980. Mais plus fondamentalement parce quavec Entre le ciel et lenfer (1963), il constitue la pierre angulaire du thème le plus subtil de luvre du cinéaste, celui de la dualité des êtres.