Un film très noir
Écrivain, Éric Cherrière écrit des romains policiers. Cinéaste, il réalise pour son premier long-métrage un film noir. Un passé qui ne passe pas, un amour qui perdra le héros autant qu’il aurait pu le sauver, sans oublier cette fatalité qui transforme la vie en un cercle où la fin serait arrêtée dès l’origine. Et l’origine, c’est bien là que réside tout le problème de Pierre Tardieu. Les couleurs chaudes des images de l’enfance en Super 8 se sont diluées dans le gris du quotidien dans une ville que l’on dit pourtant rose. Ce film de vacances est le « Rosebud » du personnage principal, ce qu’il a laissé derrière lui mais qui n’a de cesse de le tourmenter, jusqu’aux photos de lui enfant collées au plafond de sa chambre. Le drame de l’enfance, c’est la possibilité d’être tout ce que l’on veut et la chance de ne rien avoir derrière soi. Avec ses victimes, Pierre retrouve cet état de fait. Il peut s’inventer une vie et même des traumatismes qui donneraient de l’épaisseur à son existence, quelque chose de signifiant en tout cas. Une vie dont il serait tout à la fois l’acteur et le metteur en scène. Leur banalité l’agace parce qu’elle lui renvoie la sienne, leurs raisons de s’accrocher à la vie – enfants, conjoints, amis – l’énervent parce qu’il ne les comprend pas, lui que personne ne voit et qui ne compte pour personne.

La caméra se fixe à plusieurs reprises, en très gros plans, sur les yeux de Pierre comme pour aller trouver une solution ou un début d’explication à ses actes, mais elle se heurte à un mur. On n’y voit rien, pas même la consolation qu’impliquerait un début de raisons. Comme son héros, Cruel est un film taiseux qui paraît se dérouler tout entier dans un espace mental, les instants passés avec Laure – la petite amie de Pierre – constituant les rares moments d’échappées. L’appartement vide, la périphérie grise, la sablière déserte, chacun de ces mornes paysages est une manifestation de l’intériorité de cet homme que rien n’habite si ce n’est le vide.
Violence froide
Dans une esthétique qui hybride fiction et documentaire motivée par le budget modeste du film (les intérieurs et certains accessoires étant mis à disposition par le réalisateur lui-même), Eric Cherrière livre un film qui dérange parce qu’il fait vrai. Par son refus d’accorder toute stylisation à la violence, il lui rend ce qu’elle a de dérangeant. Quand elle éclate à de rares moments, de façon anti-spectaculaire, elle apparaît dans ce qu’elle a de factuel et de gratuit sans que cela soit pour autant suspecté de complaisance. De même, ce n’est pas parce que le spectateur évolue constamment auprès du tueur, qu’il reconnaît comme un homme complexe, que les meurtres en deviennent anecdotiques ou excusables.
« Qui prend plaisir à provoquer volontairement la souffrance physique ou morale d’autrui », Cruel porte bien son nom, autant pour les victimes de Pierre Tardieu que pour le spectateur qui ne reçoit aucune réponse à ses pourquoi.