Le voile est enfin levé sur une part méconnue en France de la filmographie de David Lean…
Sortis des mastodontes multi diffusés (Lawrence D’Arabie, Docteur Jivago, Le Pont de la rivière Kwaï), l’œuvre de David Lean restait relativement peu visible des cinéphiles français, pouvant expliquer une certaine tiédeur critique à son égard, alors qu’il est quasi canonisé chez les anglo-saxons. Carlotta vient en partie réparer cette injustice avec ce coffret regroupant cinq films de la période anglaise de Lean, le classique Brève rencontre croisant d’autres perles méconnues.
Le premier en date, Heureux mortels (1944), est une comédie populaire embrassant vingt ans de l’Histoire de l’Angleterre moderne. Première fresque à petite échelle de Lean, le film ambitionne de restituer la vie des Gibbons, famille de la petite bourgeoisie londonienne au regard des grands bouleversements historiques du début du XXe siècle. Les deux guerres sont vécues à l’intérieur de la maison familiale, et hormis quelques incursions « en extérieurs », le film déroule des instants du quotidien. Entre départs des enfants et mariages, petites tracasseries et disputes, la vie passe, les personnages vieillissent et David Lean les observent avec tendresse, la mise en scène se contentant d’être au service de dialogues brillamment écrits et toujours drôles.
Encore une fois inspiré d’une pièce de théâtre de Noël Coward, L’Esprit s’amuse (1945) est le second film en couleur de ce coffret, avant de laisser la place à des films en noir et blanc plus dramatiques. Comédie sophistiquée, Blithe Spirit est une transposition à la lettre près de la pièce de Coward. Un homme (Rex Harrison) remarié après le décès de sa première épouse voit celle-ci réapparaître après une séance de spiritisme. Pas de fantôme translucide ici, mais une actrice entièrement grimée en vert ! Sa présence n’éloigne jamais le film du comique, malgré le vent qui souffle à l’intérieur de la maison ou les objets qui se déplacent tout seuls. Si le film est très bavard et la mise en scène trop statique, le film reste sympathique pour son texte, encore une fois merveille de « british humour », avec quelques saillies sympathiques sur la vie de couple.
Le premier mélodrame du coffret, Brève Rencontre, où David Lean filme le renoncement amoureux plusieurs décennies avant The Bridge of Madison County de Clint Eastwood, décline une passion amoureuse à l’anglaise. La merveilleuse Celia Johnson (Laura) prête encore une fois ses traits à une héroïne ordinaire, femme au foyer bouleversée par un amour adultère. Sous forme d’un long flashback où Laura se confesse en voix off à son époux, Brève rencontre (1945) est également une jolie évocation de l’Angleterre d’après-guerre. L’atmosphère et le cadre typiquement british, l’art du « chit chat » anodin, les tasses de thé dans presque chaque plan, et ce pragmatisme des personnages ne mentent pas sur la nationalité du projet (Noël Coward règne en maître sur la direction artistique de son texte). Cet apparent détachement des personnages principaux ajoutent à l’émotion lorsque la violence des sentiments est dévoilée. Ici, c’est la mise en scène de Lean qui prend le relais : David Lean utilise le train, merveilleux motif du cinéma, comme instrument de la romance, en fait un personnage à part entière. Alec (Trevor Howard) et Laura passent leur temps à la gare, y trouvant la délivrance de leur échappées communes mais aussi la cruauté des séparations sans cesse répétées. Leur histoire n’est d’ailleurs rien d’autre que la perpétuelle répétition de leurs adieux à venir, puisque la société ne peut encore accepter leur amour. La fin du film, à la faveur d’un décadrement où le désespoir de l’héroïne crève l’écran, est incroyable d’intensité. Le renoncement et les amours contrariés, que Lean ne cessera d’explorer, sont déjà filmés avec une belle maturité.
Les Amants passionnés (1949) est un film plutôt mal aimé dans la filmographie de Lean car faisant office de redite avec Brève rencontre sur ce même thème de l’adultère (où l’on retrouve d’ailleurs Trevor Howard dans un rôle assez proche). Sans être aussi réussi, The Passionnate Friends vaut bien plus que cette réputation de décalque et offre au contraire une belle variation du film de 1945. Sous l’influence du dramaturge Noel Coward (scénariste de tous les premiers films de Lean), Brève rencontre était un film étouffant, oppressant, où l’adultère était plus désiré et rêvé que réellement consommé. Le poids moralisateur de la société (mais également la censure) l’empêchait et pesait comme une chape de plomb sur les personnages prisonniers des apparences. Les Amants passionnés est un film fort différent, lumineux, romantique et d’une flamboyance visuelle loin de l’austérité de son prédécesseur. Il est même finalement plus proche de l’idée que l’on est censé se faire d’un film de David Lean. Plus qu’une société inquisitrice, c’est bien les fêlures des personnages qui seront cette fois la cause de leur amours contrariées. Ici, il s’agit d’Ann Todd qui a renoncé au bonheur avec Trevor Howard par sécurité matérielle auprès d’un riche banquier joué par Claude Rains. Le film alterne séquences magiques du passé et un présent plus douloureux où le couple se retrouve, avec (grande différence avec Brève rencontre) un Claude Rains magnifique en époux trompé. Un beau film donc auquel on reprochera uniquement de ne pas aller au bout de la noirceur que son final laisse augurer.
Madeleine (1950) constitue une grande déconvenue pour David Lean qui le considérait comme son plus mauvais film. Le film est une transposition d’un fait divers qui fit grand bruit dans l’Ecosse du XIXe, le procès de Madeleine Smith, jeune aristocrate accusée d’avoir assassiné à l’arsenic un amant roturier trop pressant. Lean adapte en fait une pièce de théâtre inspirée des événements dans laquelle jouait Anne Todd et qui devenue l’épouse du réalisateur entre temps lui propose (ce sera une forme de cadeau de mariage) de mettre en scène l’histoire pour le cinéma. Le principal problème du film est le manque de liant entre les différentes directions qu’il emprunte : tour à tour romance en costumes, récit de mœurs tandis que la dernière partie bascule dans le film de procès. Prise individuellement chacune de ces parties n’est pas dénuée d’intérêt mais l’ensemble a bien du mal à former un tout captivant jusqu’au bout. C’est le tout début du film qui enchante réellement lorsque Lean laisse échapper son goût pour les ambiances romantiques teintées d’ombre. On pense beaucoup à une sorte de brouillon de La Fille de Ryan (sans le cadre politique) par certaines similitudes : ici Madeleine (Ann Todd) est donc une jeune fille engoncée dans un milieu bourgeois codifié dont elle pense qu’il rejettera l’élu de son cœur, un modeste travailleur français Emile L’Anglier. Cet amour interdit occasionne donc de bien belles séquences lors des rencontres nocturnes secrètes chuchotées des deux amants, et surtout une en campagne où le montage alterné entre un bal populaire de village et les étreintes du couple en forêt exprime une touche sexuelle inattendue de la part de Lean encore timide de ce côté-là. A nouveau, on pensera à une ébauche de la magnifique et longue scène d’amour en pleine nature de La Fille de Ryan. Cet aspect sexuel sous-entend une thématique de la soumission courant à travers les rapports de Madeleine avec les figures masculines du film, son amant et un père à l’autorité toute puissante. Le seul homme convenable sera finalement le plus trahi par Madeleine ce qui entoure le personnage d’ambiguïté (victime ou manipulatrice ?) grâce au jeu subtil d’Ann Todd. Malgré les astuces visuelles et narratives de Lean, la dernière partie judiciaire s’avère malheureusement interminable mais on est très loin du ratage annoncé.
Bonus
Chaque film est précédé d’une introduction du critique Pierre Berthomieu. Toujours intéressantes et érudites, ces courtes analyses comportent de bons repères historiques, inscrivant à chaque fois les films dans leurs époques cinématographiques. Mais plus que des études contextuelles, ces préfaces donnent de solides clefs d’analyses thématiques sans trop compromettre notre plaisir. Rien de plus concernant les bonus, hormis autour de Brève rencontre, où le dvd s’enrichit d’un documentaire durant lequel les collaborateurs de Lean rendent compte des conditions de tournage et se remémorent les acteurs du film. Sur le même dvd s’ajoute « Directed by David Lean », une étude plus développée sur le style Lean de manière générale.