D’un abord éventuellement plus classique que ses collègues français, ses films en sont pourtant proches, avec la même volonté de saisir dans l’objectif la ville contemporaine, les changements sociétaux et cette nouvelle jeunesse émergente qui s’invente et son douloureux désir de liberté. Billy le menteur est sa deuxième réalisation. Le film est adapté du roman éponyme de Keith Waterhouse paru en 1959, qui avait déjà été transposé au théâtre avant d’être repris sous la forme d’un feuilleton télé dans les années 1970. Il met en scène pour la première fois un couple qui deviendra par la suite mythique pour le cinéma : Tom Courtenay (qui incarnait la doublure d’Albert Finney dans l’adaptation théâtrale) et Julie Christie, que David Lean réunira à nouveau dans Le Docteur Jivago en 1965.


Billy le menteur est un film double. Comme son personnage principal, le film est séducteur, un beau parleur qui nous accroche dans ses filets pour mieux nous montrer le revers de la médaille. La magistrale séquence d’ouverture est ainsi le symbole du film. Une voix douce et chaude réveille la ville de Bradford dans le cadre confiné et chaud d’un studio d’enregistrement. Il s’agit du présentateur radio qui égrène les dédicaces avant le lancer la musique : un message d’anniversaire, un souhait d’amour comme promesse d’une journée parfaite. De l’intérieur du studio radio, Schlesinger bascule ensuite dans le contre-champ, vers les auditeurs, les destinataires des messages et de la musique : un superbe travelling latéral nous montre alors le nord de l’Angleterre des années 1960 : banlieue pavillonnaire, ville qui se remplit d’immeubles et quelques anonymes aux fenêtres qui se réveillent et secouent les draps. Le film sera un balancement incessant entre des visions idéalisées et leur rencontre avec une réalité qui ne l’est pas en un contraste cinglant.
Billy le rêveur/Billy le menteur
Les contrastes, c’est véritablement ce qui ordonne la vie de Billy, malicieusement incarné par Tom Courtenay. Fils de la classe moyenne, modeste gratte-papier dans une entreprise de pompes-funèbres, il vit avec ses parents dans un pavillon tout confort. Son sort n’a rien de sordide, il ne manque d’ailleurs pas grand-chose à Billy pour l’améliorer. Le bonhomme des ambitions, des ambitions littéraires, même : romancier ou scénariste, sa plume le titille. Mais plutôt que de noircir les pages blanches, Billy réfléchit à comment modifier son nom pour le rendre plus chic ou à l’éventualité de recourir à un pseudonyme. Pourtant, de l’imagination, Billy n’en manque pas. Il fait appel à elle dès que sa réalité lui déplaît, le plus souvent pour se débarrasser ou faire taire la contradiction : métamorphosé en bon soldat, à maintes reprises il mitraille ses parents exaspérants, sa petite amie trop pressante ou un patron trop pénible. Mais ces fantasmes d’enfant ou d’adolescent se doublent d’une véritable existence parallèle pour Billy. Dès qu’une situation lui échappe, le désole, l’entrave dans son bien-être ou son désir d’égoïsme, il la redessine complètement à son avantage, la transporte dans un autre temps et un autre lieu. Les parents, jugés médiocres et pas assez compréhensifs, sont changés en de riches notables coulant et la fiancée pressante et coincée devient femme fatale. Les fantasmes de Billy sont à la hauteur de sa mégalomanie et de son estime de soi, il s’y laisse aller à ses penchants égoïstes et despotiques : héros de guerre, dictateur, serial lover, fis de bonne famille, premier ministre de sa propre utopie… Dans son Ambrosia rêvée, Billy est le roi, légèrement tyrannique, à l’image de l’esthétique hitlérienne de certaines de ses visions. Si la réalité est traitée de manière assez sobre par Schlesinger, les visions de son héros s’offrent dans la luxuriance et l’excentricité : amples mouvements de caméra, plans d’ensemble en plongée, costumes et accents du terroir… Rien n’est trop beau pour Billy. Sa vie rêvée ne connaît pas de limites.




Le divorce des temps
Anachronique, voilà ce qu’est le pauvre garçon. Coincé dans une époque qui l’est tout autant. Billy est le reflet d’une génération, celle née pendant la guerre, grandissant avec les grands changements, leur étant parfaitement contemporain, mais pourtant élevée « à l’ancienne », dans l’optique d’un monde qui s’est effondré, qui n’existe plus vraiment. Billy est ainsi tiraillé entre un modèle familial qu’il rejette et des aspirations de son temps qu’il est incapable d’assumer. Résultat, il s’évade. Mais ses fantasmes sont le reflet d’un même paradoxe : un désir d’indépendance, mais qui prend forme sur un modèle éculé. Dans ses visions améliorées de lui-même, Billy se projette dans l’ancien temps, dans la sécurité d’archétypes conventionnels : héros de guerre, riche héritier, grand dirigeant… Rien qui ne pourrait faire plus plaisir à ses parents. L’émancipation ne trouve sa source que dans des désirs convenus et confortables. Billy et la jeunesse sont tiraillés : il faut tuer le père certes, mais on récupèrerait bien sa place.

Cette inadaptation, cette incapacité à trouver sa place entre ancien et contemporain vient aussi s’incarner à l’écran dans les bouleversements du paysage britannique. La ville bouge, change, se modernise. Schlesinger la montre entre renaissance et champ de ruines : la banlieue pavillonnaire paisible contraste avec les grands immeubles de la ville et la destruction des vieux quartiers. Littéralement, le vieux monde s’effondre à l’écran, les vieux murs s’écroulent pour laisser place aux nouveaux standards. On sillonne cette ville : son trafic, ses ponts, les vitrines des magasins qui renvoient notre reflet. Il y a une réelle volonté, de la même manière que chez les Français à la même époque, de se retrouver à l’extérieur, au contact du monde par la mise en scène. La déambulation des personnages se fait alors visite, pas nécessairement touristique mais au moins découverte de ce nouvel espace en mouvement en une sorte de réactualisation de la rencontre de l’Italie par les personnages d’Ingrid Bergman chez Rossellini (Stromboli et Voyage en Italie) ou de l’errance de ceux d’Antonioni (Jeanne Moreau dans La Nuit ou Alain Delon et Monica Vitti dans L’Eclipse). Ces longues marches sont comme autant de tentatives de faire corps avec le nouveau monde, de s’inscrire dans sa foule et son mouvement incessant. Si Billy s’y essaie mais en paraît incapable – il esquissera même pour le plaisir un léger pas de danse déjà old school –, la belle Julie Christie, elle, semble tout à fait à son aise. On la découvre d’ailleurs au hasard d’une balade. En contrepoint de Billy, elle représente cette jeunesse moderne, parfaitement adaptée au changement, libre et émancipée (comme le sont souvent les premiers rôles féminins dans les films de Schlesinger, à l’instar de celui tenu par la même actrice dans Darling ou Far from the madding crowd), qui recherche même l’anonymat proposé par les villes et la modernité ("What I’d like is to be invisible."). Elle s’adapte et se fond parfaitement dans le paysage. Simple passante, elle devient vedette d’un instant repérée par le comédien Danny Boon venu inaugurer un supermarché. Là où Billy échoue, elle réussit haut la main par sa simple présence solaire (littéralement, la caméra semble happée par son visage, l’actrice dévore les plans dans ce film, les fait se dissoudre sur sa seule figure).

Leur rencontre et la possibilité d’une idylle entre les deux êtres semblerait être la porte de sortie pour Billy : un départ pour Londres, l’abandon du foyer familial, la possibilité de réaliser ses ambitions… Prendre les rênes de son existence, vivre plutôt que rêver, accepter la réalité et s’y engager : grandir. Le long du film, au fil des fantasmes et des mensonges, Billy apparaît de plus en plus comme un enfant, largement choyé et assisté, qui a peur de la vie et de l’engagement. Il multiplie les fiancées mais redoute le mariage, est en rébellion constante avec ses parents, mais jette l’éponge dès qu’une difficulté se présente… Quand Julie Christie évoque des rêves et fantasmes tout à fait réalisables, lui réplique par la description de son pays imaginaire. La discussion, qui pourrait d’ailleurs faire changer son existence, se déroule de manière symptomatique dans un jardin d’enfant. Assis sur un banc près des jeux d’extérieur, ils envisagent leur avenir. Reste à savoir si Billy voudra réellement quitter son jardin d’enfant. Un sursaut semble possible – qui ne suivrait d’ailleurs pas Julie Christie n’importe où ? – mais le petit garçon aura besoin de son verre de lait avant de partir. Prétexte minable qui ne dupe personne. Derrière une fougue toute juvénile et des dehors de fanfaron, Billy reste un enfant terrorisé par l’existence qui n’espère rien de mieux que se cacher dans les jupes de sa mère. La dernière séquence du film est d’ailleurs sans appel : si notre Peter Pan fantasme, ses visions ne trouvent plus le chemin de l’écran. Militaire aventureux, il marche au pas esseulé dans les rues de sa banlieue. Ambrosia, son pays imaginaire, existe bel et bien : il ne s’agit de rien d’autre que de la rassurante maison familiale vers laquelle il se dirige joyeusement.


Généalogie d’un menteur ?
Menteurs et affabulateurs invétérés font légion au cinéma, notamment chez nos voisins britanniques. Le cinéma anglais est loin d’être le seul à avoir exploré ce type de personnages, mais il a su en offrir parmi les plus beaux exemples. Pas forcément ancêtre, mais plutôt version juvénile de certains de ses aînés magnifiques, Billy est un menteur génial mais encore au banc d’essai. Quelques films parmi d’autres donnent ainsi des visions de ce que Billy fuyard, froussard et divorçant de la réalité pourrait donner à l’âge adulte. Le génial Michael Caine perpétue les mensonges de Billy en 1966 dans Alfie le dragueur (Lewis Gilbert), moins pour enjoliver la réalité que pour éviter ses responsabilités. Vivant aux crochets de la société, des femmes notamment, il continue à fuir toute forme d’engagement à coup de mensonges, se voile la face pour sa tranquillité d’esprit, quitte à agir comme un monstre. La fanfaronnade légère et les frasques d’un gamin charmeur sont devenues une quasi amoralité répugnante. Il finira seul comme un chien. Peut-être plus douloureux encore car socialement valorisé est le personnage de Chris Wilton, incarné par Jonathan Rhys-Meyer dans Match Point (2005) d’un Woody Allen initiant avec ce film ses vacances anglaises. Menteur et lâche, il incarnerait un Billy qui n’aurait plus peur d’assouvir ses fantasmes – sexuels bien sûr, mais aussi professionnels et sociaux. Plutôt que de ne pas vivre, Chris veut tout vivre. Comme un enfant, il veut tout et n’accepte pas de ne pouvoir tout posséder. Enfant de la balle au début du film, le monde devient pour lui un magasin à dévaliser. Il se marie pour assurer son prestige social, mais veut aussi une bombe dans son lit. Comme Billy, dès que la situation lui échappe, il sort son fusil et descend le gêneur. Sauf que Chris ne fantasme plus sa vie, il passe aux actes : le meurtre n’est plus symbolique, il est bien réel. En bon tacticien, il évalue la situation, mesure les risques et passe à l’attaque. Tout autant que Billy, Chris refuse la réalité et efface ce qui lui déplaît. De redessiner la réalité en songe à la redessiner réellement, il n’y aurait qu’un pas ?


Si le terme est employé à tout va aujourd’hui, on pourrait pourtant bien parler ici de film générationnel, en tant que film sur une génération. Une génération nouvelle : celle des grands écarts, d’un entre-deux époques et modes de vie. S’adapter ou y rester. Jamais réellement excusable, l’attitude de Billy est pourtant aisément compréhensible. De par son trouble et aussi la gravité relative de ses actes, le personnage reste ainsi largement sympathique à nos yeux, là où Lewis Gilbert faisait largement payer au spectateur sa connivence avec son Alfie. Dans un monde où tout se met à bouger très vite, Billy est immobile, il sait où il devrait aller, mais n’y parvient pas. Comment vivre quand on ne reconnaît pas le monde qui s’offre à nous ? Si la forme est peut-être plus classique que chez les réalisateurs de la Nouvelle Vague (la vraie, la française), le propos n’est définitivement pas si éloigné et John Schlesinger semble plus intéressé par l’idée de dresser le portrait d’une jeunesse angoissée et d’une contemporanéité parfois difficile à apprivoiser que de redessiner les contours du cinéma. On ne peut pas lui en vouloir.