Yakuza

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Sur un scénario de Paul Schrader, Pollack opère la rencontre entre le polar hollywoodien et le film de yakuza. Duel au sommet entre Robert Mitchum et Ken Takakura, deux monstres sacrés du cinéma dans le film le plus méconnu du cinéaste.

Sydney Pollack occupe une place à part dans le cinéma contemporain. Trop jeune pour être un classique, trop expérimenté pour être un moderne, il représente un passage de témoin entre l’Ancien et le Nouvel Hollywood. Héritier de Kazan et Minnelli par son sens du romanesque et son goût de l’esthétisme, il annonce, par son travail sur les genres, la génération des Coppola, Scorsese et De Palma. Yakuza, réalisé en 1975 fait également la jonction entre deux époques, deux styles : ce néo film noir réunit Robert Mitchum, icône du cinéma des studios, et Ken Takakura, vedette japonaise et emblème du film de mafia, sur un scénario de Paul Schrader, alors tout jeune scénariste et futur auteur de Taxi Driver.

Impossible d’évoquer Yakuza sans parler des deux scénaristes à l’origine du film : Leonard et Paul Schrader, deux frères atypiques d’une stricte famille protestante, férus de cinéma et experts de la culture japonaise. Dans le courant des années 60, Paul Schrader est un jeune critique au Free Press, principal journal underground de Los Angeles. Auteur « d’un livre illisible sur Bresson, Ozu et Dreyer », il essaye par tous les moyens de percer à Hollywood, alors qu’il commence à fréquenter les jeunes loups du Nouvel Hollywood. Quant à Leonard, qui avait quitté le pays pour éviter le Vietnam, il vit réfugié au Japon où il enseigne l’anglais à l’Université de Tokyo. Mais les révoltes étudiantes, la fermeture des universités et une fréquentation trop assidue de la pègre locale le contraignent à revenir aux États-Unis. En 1972 Leonard est de retour en Virginie auprès de son frère Paul. « C’est en traversant ces trous à rats de Virginie que j’ai eu l’idée de Yakuza » raconte-t-il à Peter Biskind dans le Nouvel Hollywood ; une idée simple que Paul résuma à son agent Michael Hamilburg : « c’est Le Parrain contre Bruce Lee ». Installés dans un minuscule studio de Venice Beach, les frères Schrader finalisent leur scénario à raison de vingt heures par jour, qu’ils vendent à Warner pour 325 000 dollars, somme record à l’époque pour un script original.

Détective à la retraite, Harry Kilmer est rappelé par son ancien ami, George Tanner. La fille de ce dernier a été enlevée par le chef Yakuza Tono Toshiro, qui veut le forcer à lui livrer les armes promises. Pour libérer sa fille, Tanner fait appel aux anciennes connaissances de Kilmer qui connaît le Japon et les rouages des syndicats du crime.

Une fois le scénario acheté, Caley et Wells se mettent en quête d’un réalisateur pour mettre en images la dense intrigue des frères Schrader. Parmi les prétendants, Martin Scorsese – qui fréquente Paul Schrader pour la réalisation de Taxi Driver – se montre très intéressé mais le jeune et ambitieux scénariste destine son œuvre à un réalisateur Tiffany, autrement dit un réalisateur de premier plan. Un temps aux mains de Robert Aldrich, le projet est ensuite dévolu à Sydney Pollack à la demande de Robert Mitchum qui, malgré sa collaboration avec le réalisateur sur Trahison à Athènes, souhaite un plus jeune metteur en scène. Pollack engage alors Robert Towne, auteur de Chinatown, pour se charger des réécritures.

Au-delà d’un polar à la trame assez classique, Yakuza évoque une période charnière de l’histoire du Japon, de l’occupation américaine (1945-52) au succès économique du début des années 70. C’est le fameux « miracle japonais » marqué par une crise morale et identitaire, le désarroi des valeurs traditionnelles et la mainmise de la pègre. Chien Enragé de Kurosawa, tourné en 1949, évoque les ravages matériels et moraux de « l’après-guerre » (en français dans le film) ; de même Fukasaku analyse dans Combat sans Code d’honneur l’émergence des nouveaux yakuzas après la défaite de 45 et leur lien occulte avec la politique, la police et même l’armée américaine.

Souhaitant créer un film réaliste, Sydney Pollack imprègne sa mise en scène d’une brutalité et d’une rudesse inspirées par les polars italiens et japonais de l’époque. Sur le tournage, il prend très vite la décision d’engager des techniciens japonais à des poste clés ; la photographie est assurée par Ozaki Kozo (collaborateur régulier d’Hideo Gosha) et la direction artistique confiée à Ishido Yoshiyuki qui participera plus tars au Mishima de Schrader.

Mais la réelle nouveauté du film est la présence au générique de Ken Takakura, immense vedette au Japon, héros des films de la Toei et incarnation du yakuza loyal. Figure mythique majeure du cinéma nippon, le yakuza est « le premier idéal que le petit peuple se soit construit par lui-même » selon l’écrivain Kitamura. À travers ses films, Takakura symbolise l’éternel japonais : Ian Buruma le définit comme le héros existentiel des étudiants radicaux des années 60, « bien qu’il incarne le conservatisme contre lequel ils luttaient (…) et représente une évasion dans une illusion confortable que si seulement le Japon retournait à l’époque féodale, les choses seraient pus simples et meilleures ».

La présence de Takakura est un réel coup de pied dans la tradition hollywoodienne qui voit d’un mauvais œil l’attribution des rôles majeurs à des acteurs étrangers. Le japonais apporte un surplus de crédibilité au film, ce que ne manque pas de voir Pollack qui le fait jouer d’égal à égal avec Kilmer, le personnage incarné par Mitchum. Le duo Takakura / Mitchum marche à merveille, l’intelligence du scénario leur prêtant une relation ambiguë et complexe, entre attirance et rejet, marquée par le Jingi, le code d’honneur yakuza inspiré du Bushido des samouraïs.

Alors jeune officier, Kilmer tombe amoureux d’Eiko, une jeune japonaise qu’il sauve de la mort mais ne peut épouser à cause de la pression de son frère, Ken Tanaka ; un yakuza à l’ancienne qui déteste Kilmer pour avoir séduit sa sœur tout en lui étant redevable de l’avoir sauvée et entretenue. Lorsque l’Américain retourne dans l’archipel, il ne reconnaît plus rien de ce qu’il a connu : le pays s’est reconstruit, Eiko est devenue une belle et jeune adulte tandis que Tanaka s’est retiré de la mafia pour enseigner aux arts martiaux.

Tenu par sa dette, Tanaka sort de sa retraite et décide d’aider Kilmer dans son combat contre le clan Toshiro pour libérer la fille de Tanner.
Dans la deuxième partie, la logique du polar américain classique est inversée dès lors que c’est Ken qui est en danger pour s’être mis à dos ses anciennes connaissances. La mise en scène bascule alors dans le yakuza-eiga et nous plonge dans les rouages complexes de l’organisation des yakuzas – le conflit entre les liens du sang et les liens du clan et la ritualisation des exécutions, les chefs de clan ne pouvant périr que par le sabre et non le pistolet, arme occidentale. Pollack respecte les codes du genre dont le fondamental tiraillement entre sa survie et le sens du devoir. Seulement cette fois-ci, c’est un américain qui est soumis à ce dilemme et sa conception individualiste se heurte à la soumission aux règles du clan.

Mélange des genres, des styles et à la fois hommage au yakuza-eiga, Pollack réalise avec Yakuza un joli tour de force. Sa réalisation implacable crée une synthèse efficace entre la sobriété du cinéma hollywoodien classique et la mise en scène nerveuse et crue tout droit sortie des films nippons. Le plus frappant est la parfaite assimilation des conceptions classiques de la pègre, le fameux giri-ninjo ou opposition entre devoirs et sentiments, et l’effort de compréhension de la société et des mœurs japonaises. Le rendu à l’écran est saisissant de précision et de détails comme dans cette scène de bagarre dans une salle de jeu clandestin où des mafieux armés de katanas arborent des tatouages traditionnels. Cette recherche de vérité, de réalisme, se traduit jusque dans la scène finale où Kilmer, s’excusant auprès de Ken pour « la douleur dans le passé comme dans le présent », commet le yubitsume, l’ablation rituelle du petit doigt en signe de réparation en cas de faute. Il est intéressant de noter que cette scène fit à la sortie du film l’objet de nombreuses moqueries, les critiques y voyant le signe de la fin de carrière d’un Mitchum vieillissant.

Echec au box-office, Yakuza a longtemps été peu reconnu dans la filmographie de Sydney Pollack, comme s’il s’agissait du film maudit du cinéaste, avant de devenir une référence cinéphilique ainsi qu’une influence majeure pour Ridley Scott et son oubliable Black Rain, mais aussi pour Aniki, mon frère de Takeshi Kitano.

Titre original : The Yakuza

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Durée : 112 mn


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