Woman on the beach, septième long-métrage de Hong Sangsoo, est tout d’abord le résultat d’une longue réflexion autour de l’idée de « conviction ». Joong-rae, cinéaste coréen pouvant évidemment être apparenté à l’auteur, s’éprend, le temps d’une nuit, de Moon-sook, une jolie chanteuse plus ou moins liée à son chef décorateur. Comme de bien entendu, l’affaire tournera essentiellement autour du projet, comme de l’impossibilité, de passer le cap de la séduction sans engagement sur le long terme. Si Chang-wook, le pauvre chef déco, est presque immédiatement mis hors-jeu, relégué au second plan de la scène amoureuse, l’attirance mutuelle entre la chanteuse et le cinéaste butera très vite sur le mur d’une incertitude : au-delà du sexe, quel lien entre nos deux corps ?
Identifiable comme « comédie du célibat », Woman on the beach ne manque jamais de creuser la question de la possession, jusqu’à sa dimension la plus superbement absurde. L’homme, après avoir obtenu de la femme ce qu’il cherchait, se révèle soudain moins clair dans son comportement. Ce qui ne manque pas d’éveiller chez la femme une incompréhension mêlée de résignation. Marque des grands cinéastes du cœur que cette aptitude à laisser poindre en un simple zoom, un mouvement de caméra à peine perceptible, l’évidence d’une évolution sentimentale, d’une variation quasi météorologique des affects. Les plans de Hong Sangsoo partent toujours de la disposition claire d’un statu quo en voie de variation imminente. Se condense en eux le poids d’une insatisfaction ne demandant qu’à se dévoiler enfin.
Cette scénographie proche de la sophistication ne manque pas de faire penser à des cinéastes comme Renoir et surtout Eric Rohmer, pour qui aucun plan, aucune disposition des corps n’est jamais exempte d’un fond plus ou moins « psychologique ». Le suspense minimal rendant ces fictions aux sujets pourtant si simples (l’amour, encore et toujours) tellement intenses, réside dans cette philosophie particulière des états et postures diverses des personnages. Il n’y a qu’à bien regarder, saisir la distance et la proximité soudaine de ces êtres pour identifier avec aisance une situation. Le risque de pareil dispositif est bien sûr de se refermer sur lui-même, réduire au fil des films sa portée émotionnelle (autant que spirituelle) par la conscience trop manifeste de ses procédés. Woman on the beach ne serait-il pas, au final, qu’un film « hongien » de plus et de moins ? Une fiction otage de sa manière ?
Si cette réserve accompagne par intervalles réguliers le suivi passionné du récit, n’est pour autant jamais perdue la garantie d’assister là à l’épanouissement parfaitement assumé et décomplexé d’une belle et précieuse incertitude. Chaque recul de Joong-rae, chaque suspicion de Moon-sook à l’égard de ce dernier sont un point de gagné sur la représentation d’une tension toute humaine. Les unités de lieu (Shinduri, une station balnéaire de la côte ouest sud-coréenne), et de temps (à peine 3 jours), jouent bien sûr comme jamais sur la puissance de cette captation. Woman on the beach captive par l’emploi intelligent de cette délimitation de départ. Tout ceci ne serait au fond que l’éternel petit théâtre de nos vies : cette incapacité à se stabiliser, trouver une réponse définitive à l’inaptitude à croire en l’autre. Cette lâcheté poussant, sinon à mentir, tout du moins à se préserver de dire toujours toute la vérité, rien que la vérité.
Voici donc la belle et longue (2h07) fable d’un universel flottement des cœurs et des esprits. Importe plus que tout, au-delà du pur plaisir de spectateur, de l’immense potentiel de séduction d’une histoire d’amour singulière, l’ouverture de ce cinéma à sa propre crise, à sa dépossession. Si cette quête de déséquilibre, cette perte volontaire de repères était perceptible dès la naissance de l’œuvre (Le jour où le cochon est tombé dans le puits, tourné en 1996, ne reposait d’ailleurs que sur cette prédisposition à la rupture), se joue ici, l’air de rien, comme une consolidation par la ramification conceptuelle. D’autant plus puissant que ses personnages semblent s’agiter, déborder d’eux-même dans un décor en apparence toujours apaisé, insensible à cette instabilité, ce dernier opus (qui est en fait son avant-dernier, Night and Day, sorti en juillet, ayant été tourné ultérieurement) est d’ores et déjà l’un des monuments de cette année cinématographique. En même temps que s’y lisent les impasses d’un style, s’y profile toujours la découverte de nouvelles perspectives.