Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu

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Woody Allen revient nous tendre son miroir à peine déformant et cette propension à rire de ses contemporains et de lui-même est déjà un atout considérable qu´on ne retrouve jamais dans nos petites comédies à la française formatées et commerciales.

L’affiche placardée partout dans le métro ne nous aura pas échappée : deux silhouettes noires sur un grand fond blanc et le titre qui, autant en français qu’en anglais (You will meet a tall dark stranger), veut dire la même chose et évoque les prédictions mystérieuses et merveilleuses de toutes les devineresses du monde entier. Mais dans la bouche de Roy, le romancier du film en perte d’inspiration, cette annonce peut tout aussi bien invoquer Ingmar Bergman, un des maîtres de Woody Allen et son film Le Septième Sceau, car ce bel et sombre inconnu pourrait tout aussi bien n’être que la mort. Eros et Thanatos, quand vous nous tenez ! Cette mort taraude en effet cette sublime comédie, pourtant pleine de vie, de verve et d’inventivité. Comme si, à quelque 75 ans, le plus prolifique cinéaste indépendant américain voulait s’amuser avec le cinéma, avec sa propre cinématographie mais aussi avec ses propres angoisses dont la peur de la maladie et de la mort qui hante pratiquement, même de manière burlesque, tous ses films.
Après le grand consensus, sans doute immérité, autour de Tout le monde dit I love you (1996) qui arrivait à point nommé alors que Woody Allen défrayait la chronique pour un déballage d’alcôve orchestré par Mia Farrow, il ne manque pas en France d’esprit chagrin pour affirmer haut et fort qu’il est fini, qu’il ne fait plus jamais que le même film, un peu ce qu’on reprochait en son temps à Fellini. À croire que les spectateurs et les critiques sont bien versatiles. Tourné à Londres, ce nouveau film met en scène de manière virevoltante un ensemble de personnages reliés par la famille et le destin. En fait, sentant la vieillesse arriver, un vieux couple se sépare. C’est plutôt Alfie Shepridge qui quitte sa femme Helena (sublime Gemma Jones qui tient le film pratiquement de bout en bout) pour vivre enfin sa vie, faire du sport, fréquenter les bars branchés, bref se rendre ridicule. À travers ce double de lui-même interprété par un Anthony Hopkins, Woody Allen revient nous tendre son miroir à peine déformant et cette propension à rire de ses contemporains et de lui-même est déjà un atout considérable qu’on ne retrouve jamais dans nos petites comédies à la française formatées et commerciales.
Le jour où Alfie rencontre non pas Sally, mais Charmaine, sorte d’escort girl vulgaire et touchante à la fois qui ne va pas sans rappeler l’héroïne de Maudite Aphrodite (1995), le film prend sa vitesse de croisière et il semblerait que Woody Allen et sa troupe se soient bien amusés ensemble. « J’ai besoin que les gens avec qui je travaille, déclare-t-il à Studio CinéLive de septembre 2010, m’amusent et me surprennent ». Ici tout le monde est surpris et les acteurs surprenants, inattendus, drôles sauf peut-être Antonio Banderas qui se contente de jouer les bellâtres sans sourciller. Mais Naomi Watts, Anthony Hopkins, Lucy Punch que Woody Allen a découverte pour ce rôle et qui va sans doute faire sensation, jouent le texte de Woody Allen et se déplacent à merveille dans le champ comme pour donner raison à Woody Allen lorsqu’il déclare, en riant, que diriger les acteurs ce n’est finalement pas si difficile.
Ne donnant plus dans la citation des autres cinéastes qu’il admire, tels que Fellini pour Radio Days (1987) et Stardust Memories (1980), ou encore Bergman pour Guerre et amour (1975) et Maris et femmes (1992), ici Woody Allen pratique l’autocitation en revenant sur ses films précédents comme pour faire une sorte de bilan, sans parler d’un testament car il est certain qu’il va continuer à nous surprendre et pourquoi pas avec son prochain déjà bien buzzé Midnight in Paris. Une famille foldingue virevolte dans des espaces clos, surtout des appartements bien ciblés, et notamment l’appartement de la fille unique d’Alfie et d’Helena (Naomi Watts) qui vit avec un écrivain raté qui regarde par la fenêtre sur cour la belle jeune fille en rouge qui joue de la guitare. Dans l’appartement, on dirait que Woody Allen a remis en scène les allers et venus des personnages sombres de Interiors (1978) pour une situation quasi identique et cependant moins oppressante. Le parti pris, maintenant que la vie est passée, semble être le retour à la comédie purement allenienne, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille se contenter d’en rire. La vie est toujours aussi tragique, raison de plus pour batifoler entre deux Viagra et une bonne bouteille de scotch pour oublier que l’amour, à tous les âges, c’est pas facile.
Quelqu’un part, un journal titrait « Woody Allen, le clown triste », toujours ce goût de la formule. Il ressemblerait plutôt à un magicien, fasciné comme Fellini par tous les tours de passe-passe et les formules magiques qui nous feraient presque croire que la vie vaut le coup d’être vécue. La chair est triste, hélas on le sait, mais la magie est revigorante. On se souvient de Comédie érotique d’une nuit d’été (1982) et ses machines à deviner le futur et à s’envoler pour mieux s’écraser. On retrouve l’ambiance tendre et comique de ce film encore une fois (une ultime fois ?) ici grâce à la présence de Cristal, la voyante extralucide et quelque peu vénale. Et lorsque la prédiction se réalise, et que Helena rencontre son bel et sombre étranger, c’est un petit libraire rondouillard et spirite qui fait penser à Jean Douchet. Lorsqu’ils font tourner les tables comme à Guernesey, une des participantes rappelle étrangement Mia Farrow, celle d’Alice (1990). Et l’on se demande alors si, pour Woody Allen, cet autre monde parallèle qui nous accompagne au fil de notre vie avec ses spectres et ses fantômes du passé, cette magie quotidienne qui nous entoure et nous empêche de douter de l’amour, ce ne serait pas par hasard le cinéma, comme il nous l’a démontré magistralement dans La Rose pourpre du Caire (1984) ?

Titre original : You Will Meet a Tall Dark Stranger

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Durée : 98 mn


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