Titanic

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« Titanic » est un fantasme : la recréation d´une époque, d´un paquebot mythique, d´un naufrage réel. Bref, la cristallisation sur pellicule d´un arrière-monde spectaculaire, qui se pare du double alibi de l´histoire la plus authentique et du sentimentalisme le plus éculé…

… Et qui s’autorise dès lors à donner libre cours à ses dispositions autistes – plus sensitives que vraiment sensibles, et alignant les clichés avec une verve puérile. Comme si le propos social, historique et humain du film n’était qu’un vernis, frôlant une mièvrerie d’autant plus gênante de s’inscrire dans une optique calculatrice et commerciale. Autant dire que la dimension affective du film ne serait qu’un alibi. Et que par-dessous cette surface complaisante, Titanic ne raconterait en fait qu’une seule histoire : celle de la fascination d’un adolescent-démiurge (James Cameron), qui se plairait à mettre en scène son gigantesque jouet avant de le détruire…

… mais qui soudain, au détour de l’élaboration de sa caution historico-sentimentale, découvrirait qu’il n’y a pas que ça, pas que ce fantasme de création-destruction mécanique, fantasme obsessionnel qui a habité un jour ou l’autre la plupart des enfants, pour peu que ceux-ci aient pris conscience de leur condition mortelle – du moins de celle des êtres et des choses les entourant – et soient dès lors envahis par l’hubris, ce redoutable orgueil de l’homme pressé de se mesurer aux dieux.

Oui, James Cameron semble habité par autre chose que cet autisme originel. Qu’est-ce qui fait donc à nos yeux de Titanic, tout roublard et sentimentaliste qu’il soit, un film touchant ?

On serait d’abord tenté de répondre : certains instants. Où le spectateur ferait halte comme au gré d’une visite guidée : au choix, celle d’une épave encore plus fascinante d’être authentique, ou bien d’un ébouriffant parc d’attractions – nous faisant tanguer entre opulence dorée des salons de première classe et labyrinthe anxiogène des coursives inondées. Parmi ces moments, il y en a un (trop bref) dont la fugitive beauté semble vibrer au diapason de tout le film. Révélant peut-être, du même coup, sa pulsation intime, une de ses vérités modestes et touchantes – toute d’adolescence éperdue. Ce bout de scène peut paraître anodin. Il survient au début de la traversée. La nuit est tombée. Jack descend vers la poupe du navire. S’allonge sur un banc. Regarde, l’air rêveur, au-dessus de sa tête. À quoi songe-t-il ? A quoi rime ce recueillement, après la frénésie juvénile quelque peu artificielle qui a précédé ? Ce recueillement rime à ce qu’un contrechamp nous dévoile aussitôt le vertige d’une nuit étoilée ; et donc qu’à l’excitation, à l’outrance puérilement histrionique (« I am the King of the World ! ») répondent la solitude, l’introversion, le songe – baignés de la musique suavement lyrique de James Horner. De ces rêvasseries secrètes, les étoiles sont sans doute les plus évidents dépositaires. Dans l’imagerie collective, aucune vision n’est plus ancienne (sauf peut-être le bleu pâle du ciel, ou l’azur de l’océan). Ce scintillement infini, sur fond de velours ténébreux, c’était l’image même sur laquelle débutait et s’achevait Aliens : on songe aussi aux fonds sous-marins d’Abyss, ainsi qu’au cadre extraterrestre dAvatar. C’est dire à quel point le réalisateur semble fasciné par l’espace étoilé et les lumières de la nuit, qu’elles soient lointaines, chatoyantes, ou bien, tel un songe de métal, inondées d’un nimbe sensuellement bleuté (couleur dont tous ses films sont imprégnés ; et même jusque sur la peau des personnages en ce qui concerne Avatar). La nuit scintille donc de partout : c’est à ce moment précis que survient la première rencontre directe entre Jack et Rose. Elle tente de se suicider ; il la sauve. Puis sera invité à un dîner en première classe. L’histoire d’amour a trouvé son prétexte de déclenchement. C’est peu dire que cette séquence est cruciale narrativement ; mais c’est aussi peu dire que son prélude furtif mérite davantage d’attention que n’en solliciterait une banale transition.

 

Romantisme adolescent

Au fond, et presque à son insu, Titanic s’avère frémissant d’adolescence rêveuse. Immature, certes, mais limpide. Et revêtant le visage d’un acteur juvénile, lumineux de blondeur, aussi peu réel qu’un fantasme de celluloïd. Le film, à l’image du DiCaprio de l’époque, est tout dans la transition, l’amorce, le devenir. La promesse précédant l’accomplissement. Ou même, l’éludant et la supplantant. Seule la mort, cette assomption, pourra donner forme et sens à cette esquisse. Jack et Rose ne se seront connus que quelques heures. Fulgurantes. Leur couple ne sera jamais confronté à la routine et l’usure : il demeurera éternellement pur. C’est-à-dire éternellement irréel. L’épreuve de l’existence n’érodera pas le romantisme originel.

Définition possible du romantisme : fusion exaltée, idéalisante, du spirituel et du matériel, du sentiment et du corps, de la vie et de la mort. Sauf qu’ici, ce sont le spirituel, le sentiment et la vie qui finissent par l’emporter. Alors que le film parle surtout, à première vue, des corps physiques (humains et objets) et de leur destruction. Dans cette optique, le prestigieux paquebot, ainsi que l’hubris qui l’a produit, s’avérerait aussi contraire au romantisme que les deux amoureux en seraient, pour leur part, des parangons. Contradiction troublante. Mais pas aussi tranchée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le caractère bâtard de ce romantisme, sensoriel avant d’être sentimental : c’est en effet le vertige physique du grand large, enivrant de vitesse et de puissance, cette sensation de voler, littéralement, qui semblent présider au sentiment amoureux. Un frisson corporel. Accompagné de sourires dans le crépuscule rose.

 

Ambigüité d’un cinéaste qui ne craint pas les pires poncifs, ni le ridicule. Qui exalte la jeunesse, le sentiment – non sans verser dans un sentimentalisme de midinette – et en même temps ne semble jurer (phalliquement) que par les sensations fortes, les effets spéciaux et un ludisme destructeur. Le concept : mettre en branle le dernier cri de la technique pour chanter la faillite de la technique. On vient de reconnaître le propos même d’Avatar (point culminant, à ce jour, du paradoxe où baigne le cinéma de Cameron). L’œuvre du réalisateur serait-elle donc, à sa racine, tromperie plus ou moins cynique, mensonge plus ou moins conscient ? En tout cas, sa simplicité de façade n’exclut pas une complexité secrète, toujours irrésolue à l’heure actuelle. Et d’abord saillante, ici, dans l’objet tangible de la fascination : ce paquebot somptueux, assemblage imposant et presque infini de rectitudes et de rondeurs.

 

Un film d’auteur

Cependant, si Titanic, le film, trouve un équilibre, ce n’est pas dans la mise en scène de cet objet orgueilleux, mais plutôt à travers la radieuse adolescence de son couple d’amoureux. Kate Winslet a quelque chose de charpenté, plus masculin que le jeune DiCaprio. Cameron pratique une forme déconcertante d’hybridation entre les sexes : inversion de l’archétype dans les physionomies, mais pas dans le traitement des rôles (le garçon reste bien conquérant, initiateur, et la fille, dénudée à l’occasion, objet explicite du désir). La relative commutation des codes n’implique donc pas la transgression. Encore moins la subversion. Mais se retrouve peut-être en phase avec un certain air du temps : juvénilisation de l’imagerie, féminisation de l’identité masculine, bref brouillage, ou peut-être simple ré-équilibrage du clivage traditionnel instauré entre les sexes. Mutation des genres aboutissant aux corps fins, vigoureux et quelque peu androgynes d’Avatar (rien d’autre que des corps sublimés d’enfants, au fond, ou des corps que pourrait fantasmer un enfant : à la fois glorieux et tout juste pubères).

De film en film, Cameron n’a cessé de puiser dans un même vivier d’obsessions. L’image de la femme-guerrière (en général un archétype maternel, de Linda Hamilton à Zoë Saldana en passant par Sigourney Weaver et Jamie Lee Curtis) en est une parmi d’autres. Ainsi, Titanic peut être vu comme une variante du premier long métrage personnel du cinéaste : Terminator. Les deux films déclinent le même paradigme narratif. Un plongeon dans le passé, où vit une jeune femme (narratrice, détentrice du point de vue). Celle-ci sera sauvée et entamera une nouvelle vie. Son sauveur, qui l’aura révélée à elle-même, mourra. L’instrument de cette mort et pôle magnétique de la narration : un bijou de technologie, aussi fascinant que dangereux, qui donne son titre à l’œuvre et finit par être lui-même détruit (paquebot prestigieux ou robot tueur). Les couples de héros se déclinent suivant le même schéma : la femme et l’amant ; ou encore, la femme-guerrière et l’homme-enfant ; la mère et son fils – ce dernier étant fragile, souvent adolescent. Cette obsession attendrie plus qu’effrayée ou apitoyée vis-à-vis de la vulnérabilité masculine atteint son acmé dans Avatar, où Jake Sully, avant d’intégrer son nouveau corps, est, chose peu commune pour un héros de film d’action, paraplégique (un peu d’ailleurs comme le spectateur de cinéma dans son fauteuil). Ces ressemblances entre des films à première vue aux antipodes attestent d’une étonnante cohérence. D’abord thématique. Mais aussi cinématographique.

Cinématographique ? Avant tout par la transparence de la mise en scène, tournée vers la recherche d’une identification maximale du spectateur (ressorts psychologiques élémentaires, remarquable lisibilité des gestes physiques) et, dans sa sensualité, toujours proche des peaux, des mouvements des corps. Simplicité et fluidité. Loin des bouillies d’un Michael Bay par exemple. Rien dans cette mise en scène n’est sacrifié à l’esthétisation ; tout est voué à la narration, qui certes peut devenir contemplative, béate devant la beauté, ou bien galvanisée par celle-ci (Abyss). Car la principale force de Cameron, qui pour certains serait une faiblesse, est de croire naïvement aux histoires qu’il raconte. D’y adhérer pleinement, sans ménager d’interstices, ni faire le malin. C’est là que l’ambigüité fondatrice du cinéma de Cameron peut trouver une rédemption – d’autant plus précaire qu’elle est enfantine. Approche déconcertante dans une ère de maniérismes cinéphiliques et de scepticisme. Là où par exemple, durant la même décennie, Paul Verhoeven ou Steven Spielberg s’adonnent l’un à une décharge d’ironie cinglante et parodique (Starship Troopers), l’autre à une roublardise ultra référentielle dialectisant peur et émerveillement (Jurassic Park), le réalisateur de Titanic semble mobiliser toute son énergie dans la seule perspective de rendre plus intense une histoire de sacrifice presque christique. Histoire simpliste, certes, mais archétypale. Autant que le sera celle d’Avatar. Au point de conférer à ces films l’aura d’un rêve collectif, bâti sur la recherche d’un plus petit dénominateur commun entre les spectateurs du monde entier – sous les auspices d’une hypertrophie enjolivante des sentiments et des sensations.

 

Le kitsch de Titanic

On touche là à la plus flagrante limite du cinéma de James Cameron : sa tendance au kitsch – ce miroir faux, complaisant, que nous nous tendons à nous-mêmes sous couvert d’art et de beauté. Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera écrivait que le propre du kitsch est de susciter chez le spectateur deux larmes : la première devant l’émotion immédiatement ressentie ; la deuxième, à la pensée que les autres spectateurs ont versé la même première larme, donc que cette émotion est partagée, et qu’un tél télescopage nous inscrit comme acteurs d’une émotion collective, massive, d’autant plus grisante d’être ressentie par-delà l’espace et le temps. C’est cette deuxième larme qui fait le kitsch.

Cependant, Kundera ajoutait que tout être humain porte du kitsch en soi – comme un besoin vital, une part inextirpable de ce que nous sommes. Il serait facile de jouer aux esprits forts et de tourner Titanic en dérision. Mais à nos yeux, la sincérité naïve du propos finit par l’emporter sur l’autisme fondateur tout en y prenant racine. Comment ? Par une cohérence poussée, de manière peut-être enfantine, voire aveugle, jusqu’au bout de sa logique. L’enjeu est de faire de l’opération de réminiscence le cœur même du film. Et de susciter chez le spectateur le désir d’y plonger ou replonger – exactement comme la vieille dame dans ses souvenirs, ou le bateau dans l’océan. Ce Jack trop idéal n’a peut-être jamais vécu : il n’y a que Rose pour témoigner. Rose et le film. Rose va s’éteindre bientôt. Mais le film, lui, est bien là. Sur son support pelliculaire, il restera à jamais chatoyant, potentiellement revisionnable à l’infini. Telle une ultime consolation pour le spectateur-témoin – jusqu’à ce que celui-ci se rende compte que le film n’apporte une consolation qu’au sentiment d’abandon et de nostalgie qu’il a lui-même généré. Structure en boucle. Piège fatal et captivant. Dont l’efficacité réside peut-être dans cet itinéraire limpide et secrètement signifiant : commencer dans les ténèbres (de l’océan) pour finir dans la lumière (du rêve) ; suggérer la consubstantialité de l’un et l’autre. En d’autres termes : rendre sensibles les clivages produits par l’espace et le temps (plongées dans l’épave alternant avec le flashback) puis conclure en niant cet abyme (le dernier plan). Et ainsi, exorciser le traumatisme fondateur par l’opération de réminiscence, dont l’objet filmique, par sa nature même, temporelle et sensorielle, physique et mentale, se présente comme incarnation idéale. D’où la compassion émue suintant presque à son insu du film de Cameron – pris au jeu de sa propre roublardise, piégé et ressorti grandi de son piège. Le kitsch de Titanic n’est pas obscène.

 

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