The Dark Knight Rises

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Emporté par sa fatuité et son statut, Christopher Nolan refait « The Dark Knight » comme un élève appliqué, l’inspiration supplantée par un paquet de certitudes. Ce qui nous donne un remake expéditif, pompeux, confus, sans souffle ni surprise, et qui annule les acquis du précédent.

Troisième semaine de juillet 2012, à l’une des nombreuses avant-premières de TDKR. Tels des chimpanzés dans une expérience de comportementalisme des années soixante-dix, les spectateurs réagissent aux stimuli de la manière prévue, par des applaudissements satisfaits à chaque action ou nom de personnage connu (Robin, Talia Al-Ghul…) que le film leur lance à intervalles réguliers, ou à chaque révélation attendue à la faveur de fuites savamment orchestrées de ces derniers mois. C’est ce qu’on appelle, de nos jours, du fan service. Au vu du plan média de l’année passée, et surtout à la comparaison d’icelui avec le film que l’on a maintenant sous les yeux, il conviendrait plutôt d’appeler ce barnum pavlovien de l’hypnose collective. S’il ne surprend plus (rien que cette année, on aura observé le même schéma sur Prometheus et Spiderman), le phénomène devrait tout de même étonner, non ? Cette absence induite de questionnement critique a priori est si admise qu’elle a même empêché, suite à la triste tuerie d’Aurora, le tombereau habituel de crétinismes journalistiques qu’on entend généralement dans ce type d’occasions. Ainsi (pour le moment) le contenu des films n’a pas été mis en cause ; ce qui est à peu près la première fois depuis une trentaine d’années dans de telles circonstances, qui plus est pour une série de métrages réunissant les tares d’être à vocation populaire, à forte composante imaginaire, et de surcroît adapté d’un comic book. Suite logique du statut, en partie créé par les studios (Syncopy en tête), d’auteur tout-puissant, indiscutable et visionnaire sur lequel trône désormais Christopher Nolan.
Hors c’est bien le principal problème des films de Nolan que Nolan lui-même, c’est-à-dire son approche de ses sujets, de ses thèmes, de sa mise en scène et surtout de lui-même en tant que cinéaste. Pour résumer, on dira que le loustic est extrêmement scolaire dans son travail. Un bon élève, propre, les dents bien brossées, tirant une grande fierté de sa place de premier de la classe, et en conséquence aussi prévisible que les résultats d’une élection russe. Aussi mortifère également, passée le clinquant de ses efforts à leur sortie. Ce TDKR représente, après un Inception déjà bien engagé sur cette voie décomplexée, une sorte de quintessence de cette autosatisfaction du philologue planqué, et de cette suffisance du petit fayot qui se sait protégé. C’est que depuis Batman Begins, Nolan ne bosse plus que sous la bannière de Syncopy, la boîte qu’il dirige avec son épouse, et qui lui assure de ne rendre compte virtuellement à personne de ses choix artistiques, des plus petits aux plus colossaux. Cette toute-puissance est à double tranchant : travailler « pour soi » permet de préserver l’intégrité artistique d’un film, protégeant celui-ci des assauts d’exécutifs castrateurs, avec les avantages que cela engendre, comme de pouvoir imposer des choix que ceux-ci considèrent comme risqués (tournage en pellicule, absence de 3D, refus de formatage family-friendly). Mais c’est surtout à terme le risque de travailler en vase clos, d’abord dans son clan qui devient une cour, puis dans ses méthodes qui se sclérosent en routine, et enfin dans son image de soi qui se confit dans l’idée de son génie. Beaucoup tombent dans le piège pour quelques films, mais se relèvent de cette passe. Nolan y est pour le moment plongé jusqu’à la racine des cheveux.

 

À ce titre, TDKR porte les symptômes de cette chronicisation du cinéma de Nolan. Plastiquement, on retrouve tout ce qui agaçait auparavant, à commencer par l’incapacité (ou le manque d’appétence ?) à filmer ses actrices avec la moindre sensualité, même si étrangement Anne Hathaway, d’habitude horripilante, se sort assez bien de sa Catwoman. Seuls les acteurs, tous impeccables (enfin, sauf Cotillard, inutile et caricaturale), semblent d’ailleurs croire à ce qu’ils font. Beaucoup plus problématique est la difficulté du réalisateur à traiter l’action de manière dynamique ou même simplement incarnée. À ce titre, étant donnée l’insistance avec laquelle on nous a vanté les bastons prétendument homériques dont devait s’acquitter Bane, il y a ici de quoi crier à l’escroquerie : les actions les plus brutales sur des civils (un bris de cervicales, des pendaisons sommaires, et cætera…) sont chastement reléguées à des plans larges ou hors-champ, quand les combats aux poings avec Batman sont carrément filmés uniquement en plans moyens ! Ce n’est pas une métaphore : on parle bien de combats entièrement cadrés à hauteur de pelvis DANS UNE SEULE VALEUR DE PLAN. Certes, Nolan n’y brise pas les règles du champ/contrechamp, mais c’est bien tout ce qu’on peut en dire. Pour la brutalité, ou même simplement pour la présence physique des protagonistes, on repassera. C’est embarrassant après les scènes d’action d’un The Raid (fait pour l’équivalent du budget photocopies de ce Batman) et leurs gunfights et combats découpés avec un sens de l’action et de l’espace à cent lieues de cette succession de passes de salon de thé. Le reste de la mise en scène est à l’avenant, et mises à part quelques séquences plus amples montrant les véhicules (les réussites du film), on ne se départit pas de l’impression de regarder un téléfilm friqué tourné par moments dans de beaux décors. Sentiment renforcé par une énorme poussée de LA fièvre récurrente de Nolan, celle qui consiste à faire passer toutes les informations narratives et thématiques exclusivement par les dialogues, et de répéter chacune trois fois histoire que tout le monde comprenne bien le message. Chaque action ou situation se voit ainsi systématiquement paraphrasée par un personnage dans la minute, ce qui dit assez la confiance qu’à Nolan dans les capacités de raisonnement de ses spectateurs (1). Un peu plus et on se croirait devant l’audiobook de la novélisation du film, tant la narration ne se fait presque jamais par le biais de l’image ou du découpage, et quelque pétaradante que soit cette conclusion « épique ».

De verbeux précédemment, ce TDKR devient ainsi carrément logorrhéique. Les auteurs semblent d’ailleurs si contents de leur discours et de leurs dialogues qu’ils sont pressés de mener chaque séquence aux deux ou trois répliques qui la résolvent, déséquilibrant ainsi chacune en la rendant d’abord extrêmement expéditive, puis en la laissant mourir de sa belle mort quelques plans plus loin, vidée de sa substance, les personnages se retrouvant quasiment les bras ballants en attendant de passer à la suivante. Dans le même esprit, chacun y va de sa grande scène du trois tous les quarts d’heure, y compris lorsque cette grandiloquence est mal placée dans le récit (la grande explication avec Alfred, expédiée en milieu de premier acte en quatre phrases). Et ce n’est pas l’inflation de nouveaux personnages secondaires parfaitement vains et aux actions absurdes (la protégée de Selyna, l’inspecteur joué par Matthew Moddine, le gosse de l’orphelinat…), qui arrange cette donne… Tout le monde raconte tout ce qu’il voit dans le dessin, ou tout ce qui lui passe par la tête, pour la gouverne du spectateur, assénant un propos qui peine par ailleurs à être crédible, au vu de la précipitation dans laquelle les nœuds successifs du récit sont escamotés : la résolution du fameux arc Knightfall, qui voit la colonne vertébrale du Chevalier Noir brisée par Bane (toujours en plan de demi-ensemble d’ailleurs), se fait littéralement en deux temps et trois mouvements (un coup de poing thérapeutique !) assortis de deux très courtes scènes de convalescence. Un vrai bonheur pour les kinés rééducateurs du monde entier. D’autant que ce temps ne semble avoir été « gagné » que pour permettre de faire traîner en longueur l’entraînement et l’évasion de Wayne, en étirant un suspense artificiel pour réajuster tout ça dans la temporalité de l’histoire (trois tentatives encapsulées de considérations philosophico-pouet pour en arriver à la solution qu’on avait tous déduite avant même l’échec de la première)… Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres similaires, résolus tout aussi vite, et sur des prétextes tout aussi fallacieux, dans de beaux tunnels de radio filmée avec flashes-back muets : le monologue révélateur de Miranda en fin de métrage, ou celui du « bouh, je sais que c’est toi Batman » que sert l’agent Blake à Wayne au bout de trois bobines, valent leur pesant de rebondissements de Plus belle la vie.

Pour la première fois on sent une certaine négligence dans l’écriture, qui ne lasse d’interroger quant aux ambitions réelles de conteur de Nolan. Plus précisément, c’est le récit qui est négligé au profit du sous-texte, dont son auteur est persuadé qu’il était génial. Cette négligence est comparable, toute proportion gardée, à celle dont fait preuve le tueur en série après quelques meurtres sans se faire prendre : le sentiment de toute-puissance le mène à commettre des actes de barbarie de plus en plus révoltants, et à moins bien cacher les corps après coup. C’est en général là qu’il se fait prendre, ou devient une icône de la culture populaire. À en juger par la pignole hystérique qui entoure la sortie de TDKR, on devine quelle sortie prend Nolan. Il aurait sans doute tort de se priver de se sentir un demi-dieu, dans la mesure où tous ces mouvements de poignets autour de sa personne pourraient alimenter en énergie une petite ville pendant un an.

Le script est à vrai dire couvert d’autant de trous béants qu’un pied diabétique, état de fait qui tourne presque à l’insulte via la volonté manifeste de fermer toutes les écoutilles ouvertes par les deux précédents films – TOUS les arcs narratifs de la trilogie sont fermés à coups de boutoir, de force pour certains et qu’il faut réouvrir préalablement comme celui de Ra’s Al-Ghul. Bien entendu cela se fait via une teratonne d’incohérences grossières qui se contredisent les unes les autres. Et Nolan de recroqueviller le récit sur lui-même plutôt que d’accompagner son ouverture naturelle vers de nouvelles perspectives (2), ce que montre assez le motif récurrent et de moins en moins subtil de l’insularisation de Gotham dans la trilogie. L’écriture, et par effet de dominos la mise en scène, sont d’une confusion qu’on n’avait encore jamais vue chez Nolan, qui assumait jusqu’ici un rôle de Grand Architecte de ses histoires leur permettant, au moins, d’être logiques dans leurs déroulements. À trop vouloir nous asséner sa vision du monde-post-9/11-qui-vit-dans-la-peur (ambition revendiquée de cette trilogie), bref à vouloir jouer les essayistes plutôt que les réas, Nolan finit par trébucher et flinguer l’histoire qu’il nous raconte dans les grandes largeurs. Le ridicule achevé de l’explication des origines de Bane achève le travail.

Là où cette confusion générale des enjeux et de l’écriture est foncièrement contre-productive, c’est précisément dans le traitement des thèmes de la trilogie. À force de vouloir jouer la subtilité, Nolan finit par dire tout et son contraire, mais surtout l’inverse de ce qu’il prétend exposer, et ce dans l’exacte proportion inverse de sa véhémence à le faire. Par exemple, utiliser la réplique « On ne négocie pas avec des terroristes » à des fins rhétoriques, dans un film, EN L’AN 2012, alors que 127 cinéastes ont déjà fait ricaner leur public avec, n’enjoint pas nécessairement l’interlocuteur à vous prendre au sérieux quant à votre clairvoyance sur l’actualité géopolitique. Mais ce sont la caractérisation et l’iconisation des personnages, et partant de là les archétypes qu’ils sont censés défendre, qui en prennent un sacré coup. Le traitement de Bane, surtout, est une négation fortuite de l’édifice mis en place dans les films précédents.

Aucun des adversaires de Batman n’est attirant dans la mythologie revue par Nolan, à part dans TDKR. Les hommes de la pègre, Crane, Ra’s Al-Ghul, le Joker et Double Face sont charismatiques, ils possèdent même une classe énorme, mais en aucun cas le spectateur ne se trouve en position d’avoir envie de s’engager à leur côté. Parallèlement, dans ces mêmes films, l’on s’identifiait de fait à Wayne et sa suite même en tenant compte de ses faiblesses et maladresses. Dans TDKR, on a envie d’applaudir Bane et de le soutenir dans un combat dont on sait pourtant qu’il n’est qu’un prétexte à un massacre gratuit et inhumain. Son discours lancé à Gotham, prônant une praxis toute droit sortie d’Octobre, sonne comme de l’héroïsme pur et simple face aux ridicules de Wayne et sa caste, de ses caprices d’ado mal dégrossi à Alfred et Lucius, à sa phase Howard Hugues au début du film (un exil d’ailleurs escamoté en quatrième vitesse, comme s’il fallait le plus vite possible s’affranchir de l’héritage trop lourd du métrage précédent, peut-être trop qualitatif pour être assumé), en passant par sa manie de dévoiler son identité secrète à tous les passants à la moindre occasion. Depuis Batman Begins, la rhétorique de la saga consiste à opposer un symbole positif aux périls engendrés par les constructions d’un bellicisme multipolarisé, le terrorisme sauvage amenant au terrorisme des états sur leurs propres ressortissants. La figure du Joker dans Dark Knight, synthèse quasi-parfaite du personnage et fruit de la construction conjointe de David Goyer et Heath Ledger, poussait cette théorie encore plus loin en réfutant le chaos liberal via un chaos idéologique, volontairement nihiliste, qui créait ultimement une masse critique suffisante pour faire ressortir l’humanité de Gotham. Ce Joker (et son extension dans l’univers du film en la personne de Double Face) portait TDK sur ses épaules, précisément parce qu’il échappait au contrôle totalitaire que Nolan exerce d’habitude sur ses films : c’est qu’il avait eu l’intelligence de laisser cet élément, qu’au sens fort il ne comprenait pas, aux mauvais garçons de la classe pour qu’ils le gardent en vie. Pénétré de son intelligence suite aux discours laudatifs à son égard susmentionnés, Nolan a décidé de recombiner les éléments de ses deux premiers Batman d’une manière conforme à sa propre lecture rationaliste du monde. La mort de Ledger a bien entendu entraîné cette reconfiguration de ce troisième épisode, mais le bât blesse dans la manière dont cette reconfiguration a eu lieu.

Voilà en effet que Bane passe par défaut de Tyler Durden à Pancho Villa : on n’a le choix de l’identification qu’entre lui et un gros bambin porphyrogénète pleurnichard, qui fait une tête d’adolescent fugueur jusqu’au cœur de ses exploits sacrificiels (3) ! L’adoubement par le prolétariat, sous la forme de deux bisous d’une wannabe personnage à la Dickens (Catwoman donc, caractérisée en petite fille aux allumettes montée en graine) n’y changent pas grand-chose, et même, le traitement de Wayne dans ce métrage jette une lumière nouvelle sur les agissement du milliardaire au fil de la saga, le posant en gosse de riches capricieux et égotiste. Car que valorise Nolan dans le reste du film ? La nécessité de sauver les rentiers qui se sont terrés dans leurs sièges sociaux pour échapper à une insurrection ? Ou un groupe déterminé, organisé, dont la volonté de sacrifice au service d’une cause est manifeste ? Les deux morceaux les plus épiques et solennels de la mise en scène montrent ainsi un gosse qui chante le Stars and Stripes, et une charge de flics façon Braveheart. Dur alors de ne pas balancer du côté des terroristes (vous avez envie d’applaudir une charge de keufs, vous ?). De fait, le pari discursif de Nolan est perdu puisqu’on prend parti pour le « méchant » contre les « bonnes gens » (présentés comme un tas de clampins apathiques qui obtempèrent devant la moindre démonstration de force), et étant donné que ce pari n’était assuré que par une hypothèque exorbitante sur la cinégénie et la cohérence narrative de son sujet, tout est perdu. D’un propos passionnant, on est passé à un discours de café du commerce. Et la planète applaudit tout de même, elle crie au génie comme quand on lui sort une tablette numérique avec de grandes publicités en Helvetica sur fond blanc ; eh quoi, on s’est excités pendant un an et demi, on en veut pour notre argent au moment de la conférence de presse. Et puisqu’on ne peut plus idolâtrer feu le génie autoproclamé d’Apple, trouvons-en un autre, cette fois-ci dans le monde du cinéma – l’identité de l’idole est secondaire tant qu’on a la célébration. Dans un monde affranchi de cette hystérie publicitaire, TDKR aurait peut-être effectivement tenu ses promesses.

Dans son précieux Dictionnaire du Diable, Ambrose Bierce définit ainsi le terme d’accomplissement comme ceci : « Accomplissement – n. La mort de l’effort et la naissance du dégoût. » Hélas, Christopher Nolan est aujourd’hui un cinéaste accompli.


(1) – On se souviendra par exemple du début de
The Dark Knight, avec l’interruption du deal par de faux Batmen. Bien que la copie soit flagrante, la séquence se fend tout de même d’un plan où le docteur Crane déclare à voix haute « That’s not him ».
(2) – L’univers du Chevalier Noir se prête de plus tout à fait à des traitements audacieux et ouverts, et peut même en sortir grandi comme l’ont prouvé les instigateurs des deux jeux
Arkham Asylum et Arkham City, avec certains arguments scénaristiques similaires.
(3) – Sacrifices d’ailleurs niés eux-mêmes dans l’épilogue, la maison ne se refuse rien.

Titre original : The Dark Knight Rises

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Durée : 164 mn


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