Tous se retrouveront à Yalta, sur les plages surpeuplées de la Mer Noire (filmées un peu comme la récente série photos de Martin Parr), dans une Crimée encore non annexée et où la jeunesse russe peut – presque utopiquement – vivre de manière tout à fait décomplexée. On se biture, on se jette nu à la flotte, les filles s’embrassent à pleine bouche et les homos sont gays parce qu’ils “pensai[ent] que ça [les] intéresserait”. Alexeï ne ressent rien devant ce nouveau paysage, ne recherche pas de nouvelles émotions parce qu’il ne “pense pas que ce soit possible d’en trouver”. Ce n’est pas le cas de Vera, qui trouve que “ça ne sert à rien de voyager si on ne pense pas à la beauté”. Les dialogues vont ainsi, matchs de ping-pong où l’optimisme se trouve toujours plombé par l’irrésistible dégoût face à la vie de l’interlocuteur. Ce n’est pas un hasard si, à chaque fin de chapitre, un personnage finit par dire à un autre : "Tu es la personne la plus horrible que j’aie jamais rencontrée, comment as-tu pu faire ça, j’avais une vie normale avant toi".

Shapito Show cultive l’idée que, si chaque histoire individuelle est vécue comme éminemment importante, comme drame personnel a priori insurmontable, elle n’est que secondaire à l’échelle globale, et a fortiori dans la vie des autres. Ainsi d’une mise en scène sous forme de puzzle, où une scène filmée du point de vue de l’un des anti-héros du film se trouve au chapitre d’après à l’arrière-plan d’une autre, quand l’enjeu s’est déplacé sur un autre personnage. Le groupe de jeunes sourds, par exemple, aperçoit un vieil homme fantaisiste gratter sa guitare sur la plage : placé derrière eux, ils ne voient pas plus qu’ils n’entendent son fils lui hurler dessus. Cette multitude de points de vue est séduisante même si un peu fabriquée, et indique le motif du cinéaste que si la vie est dure, elle ne l’est qu’à sa propre échelle – tous les protagogistes auront leur moment de gloire quand ils se retrouveront seuls sur la scène du chapiteau installé en bordure de falaise, là où le ridicule ne tue pas, et qu’ils pourront expier leur mal-être par le chant et la danse. Et tant pis si la tente finit toujours par être emportée par les flammes, puisque ça nettoie tout et que, de toute manière, the show must go on (en russe dans la chanson entamée par le maître de cérémonie).
Ponctués d’une musique furieusement pop injectée comme vitamine à intervalles réguliers, les chapitres ne présentent malheureusement pas tous le même intérêt et Shapito Show, pourtant intelligemment monté à un rythme très cut, aurait gagné à être resserré. Il y a, aussi, que le film ploie souvent sous un monticule de références plus ou moins inspirées, cultivant insolemment un côté fou-fou qui lui plaît surtout à lui-même : Maïakovski côtoie Tchekhov, on critique la carrière en berne de Nikita Mikhalkov, qu’on mélange à des noms plus générationnels, scandés par les pom-pom girls comme mantras – Solondz, Gus van Sant, Kurt Cobain, jamais très loin de Brejnev, Sophocle ou Schubert. Ca fait beaucoup, ça fait pêle-mêle : c’est aussi le constat que l’art se nourrit de tout ça et qu’il faut être humble par rapport à ce qui a fait l’histoire et continue de la faire. Le dernier chapitre a ainsi notre préférence, où le producteur véreux file éloquemment la théorie que plus rien ne se crée, mais que l’artiste fait partie d’un tout, et qu’il ne s’agit pas de devenir meilleur que ses prédécesseurs, mais de voir le monde tel qu’ils le voyaient, et en devenir une partie – “la liberté de ne pas être soi-même”, en somme. Dans son tout dernier quart, le film énonce un idéal communiste et un amour du cinéma très réjouissants, quand Sergei Popov affirme – sans la moindre once d’ironie, enfin – qu’il faudrait “une Betacam pour tous pour s’en sortir”. Parce que les hommes sont fous mais qu’il y a le cinéma, et qu’“avec une Betacam, je suis quelqu’un, même ici”.