Serbis

Article écrit par

Malgré une histoire intéressante et bien menée, Serbis s´empêtre quelque peu dans les ressorts esthétiques du film social », prenant ainsi le risque de lasser son public. »

Règle des trois unités

L’histoire de ce petit cinéma perdu au coeur d’Angeles, aux Philippines, aurait pu intéresser Wes Anderson et sa Team Zissou, mais c’est un philippin, Brillante Ma. Mendoza, qui s’y colle à l’occasion de son sixième film, dans un style tout à fait différent de l’américain. Présenté à Cannes en compétition, d’où il est reparti bredouille, Serbis raconte douze heures de la vie d’une famille philippine au sein d’un cinéma, le Family, qu’elle exploite, et qui diffuse de vieux films érotiques des années 70. Un lieu, une journée, pour une multiplicité d’intrigues.
Ce jour-là, la vieille Nanay Flor, matriarche de la famille et propriétaire du cinéma, se rend au palais de justice. Séparée de son mari à qui elle a intenté un procés pour bigamie, et après plusieurs années d’attente, Nanay Flor va enfin connaître l’issue du procès. Pendant son absence, ses filles, son beau-fils et ses neveux s’occupent de l’établissement. Nayda, Lando et Jewel se partagent la caisse et la vente de confiseries, tandis qu’Alan peint des affiches et que Ronald projette les films.
Pendant ce temps-là, la petite amie d’Alan, accidentellement enceinte et fatalement sans argent, le presse d’annoncer la nouvelle à Nanay Flor en vue d’un mariage plus ou moins obligé ; pendant ce temps-là, Nayda se démène pour faire tourner la boutique sans trop songer à Ronald et leur amour impossible ; pendant ce temps-là, Lando, son mari, s’occupe du ménage, des chèvres et des voleurs qui traversent illégalement le cinéma ; pendant ce temps-là encore, des prostituées proposent leurs services (Serbis) à la faune d’habitués qui s’agite dans la salle de cinéma…

Le reflet d’une société

Family, tel est le nom de ce petit cinéma ; il reste pourtant que l’établissement tient bien plus du Radeau de la Méduse que de la douce maison familiale confortable et rassurante que suggère le terme. On y suit les différents personnages, déambulant à travers ses étages, pressés, toujours à la poursuite de quelque chose, toujours occupés, tentant vainement de ranger, nettoyer, empêcher le château de sable de croûler sous le poids de l’univers. Le cinéma de Serbis, et le film avec lui, se fait l’exact reflet d’un monde en perte de vitesse, à un tournant important de son histoire, relativement décrépit, sale, en désordre, agressif, et perdu tout à la fois… Le bâtiment est sous pression – aussi bien à l’intérieur que depuis l’extérieur : à aucun moment du film ne se taisent les voitures, klaxons, et autres vélomoteurs hyperactifs qui filent à travers les rues de la ville. Il faut s’agiter pour survivre, il faut s’adapter au dynamisme d’une planète au rythme devenu fou, incontrôlable. De plus en plus mouvant, de plus en plus multiple, de plus en plus échauffé, voici comment l’humain ne tient plus qu’à un fil, dangereusement prêt à exploser à la moindre étincelle. Il y a quelque chose de vicié, d’irrespirable, d’étouffant, dans l’air de Serbis ; ce que ne ressent que trop bien Nanay Flor.

La matriarche, grâce au pouvoir qu’elle a acquis au fil des ans, est bien la seule à pouvoir oser parler et agir sans restriction, sans craindre une quelconque autorité supérieure à la sienne. Mais voilà, c’est à bout de bras qu’elle maintient le château de cartes face au vent extérieur de la récession économique et du bazar ambiant, des bras fatigués, qu’elle finit par baisser sous l’inutilité de son action. Il est trop tard pour arranger les choses, et Nanay Flor ne peut plus courber le dos sous le poids du monde. Aussi sage et forte soit-elle, elle vieillit, inéluctablement, et pleure, car il est trop tard pour conserver intacte la cohésion d’un univers qui s’effondre morceau après morceau. Son drame : être la seule à savoir, à se rendre compte, à avoir pris conscience de la tragédie qui se joue sous la surface.
Ailleurs, dans le cinéma, on a peur d’aborder les choses qui fâchent : la vie est déjà si compliquée ! On se tait ; il faut pouvoir continuer de vivre sans trop de soucis. Lorsque la survie est une lutte de tous les jours, pourquoi s’encombrer du superflu ? On ne parle pas de mariage, d’amour ou de prostitution, ou alors très peu, et jamais sereinement, mais c’est là, on y pense, et le tourment est bien réel – tout comme ce furoncle (métaphore inattendue s’il en est) qu’Alan doit supporter à un endroit embarrassant de son anatomie (la fesse droite). “Symboliquement, explique Ma. Mendoza, ce furoncle représente l’imprévisible – tout ce qu’on tente d’éviter en vain et qu’il nous faut bien gérer. L’inattendu se produit pour un tas de raisons, mais une fois qu’il est là, il faut vivre avec, en espérant s’en débarrasser un jour”.

 

Réalisme du film dit social

A l’instar d’un Ken Loach ou d’un Cristian Mungiu, c’est sous le signe du réalisme que Brillante Ma. Mendoza a voulu placer son film. L’histoire, d’abord, très bien menée, se fait parfait écho de la vie réelle. Le drame en chacun y est absorbé par le quotidien et les tâches à accomplir. Pas un moment qui soit plus grand ou plus petit que l’autre. Il s’agit, pour les acteurs, de jouer comme s’il s’agissait de la vraie vie – ce qui est d’autant plus facile que le scénario est très réaliste, très actuel, et plutôt subtil.
Au niveau de la mise en scène, également, Ma. Mendoza est au plus près de la vie. On suit les personnages à travers les différents étages du cinéma, on assiste à leurs travaux variés, à leurs toilettes, à leurs repas, leurs maladresses, leurs victoires… Mais, et c’est là que le bât blesse, à force de vouloir s’ancrer dans la réalité et de lorgner du côté de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, le dispositif – de la caméra à l’épaule notamment – perd de sa signification. Le cadre tremble, l’ombre de l’équipe du film s’inscrit sur un mur au détour d’un couloir, le caméraman trébuche dans l’escalier : Ma. Mendoza, sans le vouloir, a poussé bien trop loin le vieux paradoxe visuel qui dit que l’impression de réalité au cinéma naît de cette caméra anarchique, à l’épaule, alors même qu’il s’agit du type de filmage manifestant le plus la présence d’un filmeur, d’une équipe, d’un outil de captation. La présence de la caméra est beaucoup trop manifeste pour ne pas tirer le spectateur du sommeil qu’est le film – et gâche quelque peu, qui plus est, la belle lumière d’Odyssey Flores.
Bien heureusement, l’image ne fait pas tout, et il flotte toujours autour de Serbis comme une brume de rêve éveillé, à la fois beau et cauchemardesque, gracieux et maladroit, triste et joyeux… en somme, une aura de vie, et un peu d’espoir.

 


Titre original : Serbis

Réalisateur :

Acteurs : ,

Année :

Genre :

Durée : 93 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi