Selon Matthieu (Xavier Beauvois, 2000)

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Xavier Beauvois et la lutte des classes.

Selon Matthieu, troisième long métrage de Xavier Beauvois, fait d’emblée penser à Nord (1991), sa première réalisation. Si entre les deux films on passe du Nord-Pas-de-Calais à la Normandie, l’ambition du cinéaste est la même : mettre en scène les marges, géographiques, sociales. Dès le générique, l’espace normand se présente comme une terre de clivages. Les plans aériens défilent, de la verdure des forêts à la grisaille des complexes industriels, de l’habitat collectif urbain aux riches demeures jouxtant les parcours de golf. Cette approche par le territoire est primordiale tant chez Beauvois l’espace semble façonner les Hommes qui l’habitent, au moins autant qu’il est le reflet de leur activité. Dans N’oublie pas que tu vas mourir (1995), Paris, Rome, puis Sarajevo étaient déjà autant de symboles de l’évolution psychologique de Benoît. Ce territoire à valeur sociale est ici appréhendé sous l’angle de la fracture professionnelle et si on pense à Nord, c’est du fait de l’importance de la famille : le père (Fred Ulysse) et les deux fils Matthieu (Benoît Magimel) et Éric (Antoine Chappey) sont ouvriers dans la même usine. Dans cette première partie, Beauvois se met à hauteur de groupe, et c’est tout juste si le personnage de Matthieu et l’aperçu fugace de Nathalie Baye laissent présager l’horizon d’un tout autre film. Le cinéaste s’attache à saisir les rites sociaux, notamment lors d’une scène de mariage très réussie. Depuis les présentations hésitantes jusqu’à la fin de soirée où l’alcool favorise la danse et la gamberge, Beauvois parvient à capter la dynamique de la fête dans une séquence longue, suffisante à elle seule à dessiner les personnages et les rapports qu’ils entretiennent. C’est devant la salle des fêtes, à quelques mètres de la joie partagée, qu’on apprend que le père vient d’être mis à la porte de l’usine. Ce licenciement abusif, pour une cigarette fumée à son poste, précipite l’effacement progressif du groupe et donne à Matthieu sa figure de héros.
 
 

On aurait pu s’en douter, sous les traits de Benoît Magimel, Matthieu était déjà plus beau que les autres, plus drôle ; meilleur tireur que son frère dans une partie de chasse, le voilà maintenant plus combatif, essayant tant bien que mal de raviver les braises du militantisme ouvrier. Première désillusion, il fait face à l’éclatement de la solidarité ouvrière, s’apercevant qu’elle n’a décidément plus rien de ses grandes heures d’insubordination. C’est en cela que le film est profondément pessimiste. Aucune révolte n’est perceptible, pas même chez le père qui se résigne très tôt à accepter son sort, comme si, passé un certain âge, tout devenait vain. Dénonçant la précarité de l’emploi ouvrier, Xavier Beauvois a le mérite de ne jamais tomber dans le misérabilisme, restant toujours très frontal : ce quinquagénaire ira pointer à l’ANPE, sans grand discours, sans aucune volonté de renverser l’ordre établi. Le licenciement est perçu comme une petite mort, une mort symbolique qui présage du décès du père dans un accident. C’est à l’usine que les deux fils apprennent cette mort, de la bouche d’un collègue à la voix rendue imperceptible par le boucan des machines. Que le décès soit accidentel ou provoqué, c’est bien ces machines qu’il faut blâmer, et la logique qui les fait marcher chaque jour : le grand capitalisme. Alors qu’on se dirigeait vers le drame social, l’inertie générale qui entoure Matthieu entraîne le film dans une toute autre direction. Une cassure s’opère alors dans l’introduction du personnage de Nathalie Baye, Claire, la femme du patron, cassure d’autant plus grande qu’il s’agit de la première actrice de cette renommée à tourner pour Beauvois. Matthieu, s’il ne peut lutter contre la logique de marché, voit en cette femme la possibilité d’une vengeance.

 
 

 
 
Son ambition est simple : se taper la femme du patron, la « baiser pour baiser le patronat ». Si son plan fonctionne et que le rapprochement s’opère rapidement, Matthieu connaît auprès de cette femme une nouvelle déconvenue. Il la pensait ignoble et l’aurait sans doute voulu comme tel, il ne peut s’empêcher de la trouver charmante. Il pensait devoir affronter l’atrocité du discours capitaliste, c’est tout juste si la belle lui confit sa haine des camping-cars. Au fur et à mesure de leurs échanges, Beauvois filme un homme en proie à l’effritement d’un fantasme, confronté à la remise en cause de sa conception du Bien et du Mal. Il vient de comprendre la naïveté de la vision d’un monde partagé entre les gentils et les méchants, et tout semble s’écrouler autour de lui. Cette désillusion se mesure dans l’écart entre l’acte sexuel rêvé et celui réellement pratiqué : il aurait voulu l’étreindre comme ça, violemment, mais en réalité, leur union se fera dans une grande tendresse. Cet exemple, outre qu’il démontre une fois de plus la capacité de Beauvois à faire d’une scène de sexe un point d’orgue (on pense à la masturbation maternelle de Nord), donne par ailleurs une idée de l’utilisation qu’il fait du montage pour construire une narration. Chaque séquence semble pensée en rapport avec la précédente, autant qu’elle augure déjà celle qui va suivre. Par un effet de miroir, les séquences se répondent, s’opposent parfois brutalement (Matthieu qui embrasse Claire, puis fait l’amour avec sa fiancée, ou encore l’enchaînement entre la présentation des projets de construction du frère et le long nettoyage de la tombe du père) mais s’avèrent toujours savamment connectées. Si cette seconde partie peut dérouter, le propos gagne en profondeur et évite l’écueil du manichéisme, chose dont on pouvait douter au regard de la caricature de DRH présente au début du film.
 
 

 
 
Sans sortir de l’attaque des méthodes capitalistes – qu’il revendique d’ailleurs en interview -, c’est comme si Beauvois ne cessait d’en nuancer le propos à travers la remise en question des certitudes de Matthieu. Parti en mission pour venger la classe ouvrière, il ne combat en fait qu’une illusion. S’énamourant de Claire, il n’a fait que reproduire cette relation de dominant/dominé qu’il voulait combattre.

Titre original : Selon Matthieu

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Durée : 100 mn


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