Saint Laurent

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Bonello claironne la mort du biopic dans une oeuvre sensible et viscontienne de toute beauté. Un voyage placé sous le signe du cinéma à la mesure de YSL.

En 1974, Yves Saint-Laurent – Gaspard Ulliel, épatant – est à la fois au sommet de la gloire et en plein chaos. Une silhouette hâve, que l’on suppose être la sienne, s’avance dans le hall de l’hôtel de la Porte Maillot pour prendre une chambre au nom de Swann. Assis sur son lit, dos à la caméra, il téléphone à un journaliste pour lui raconter sa dépression, sa dépendance aux drogues, sa cure à grands coups d’électrochocs. Dans son atelier, les couturières et M. Jean-Pierre, le premier d’atelier, parlent de lui. Mais seules ses mains sont données à voir par intermittence, alors que les tissus des robes, en gros plan et avec une violence sourde, sont pliés, arrachés, coupés, froissés, piqués, à l’image des tiraillements existentiels inextricables du couturier. Puis son visage apparaît, on s’adresse à lui avec un « Monsieur Saint-Laurent ». À chaque fois, via de longues séquences étirées, contemplatives et atmosphériques, Bertrand Bonello fait ressentir YSL plutôt que de multiplier les anecdotes et tomber dans un trop plein inepte d’informations. La collection « Libération » de 1971, l’histoire avec le bellâtre sadique Jacques de Bascher (Louis Garrel, peut-être dans son meilleur rôle), sa relation avec Pierre Bergé – une unique scène symbolique suffit à la dépeindre à la perfection -, le « ballet russe » de 1976… Bonello a choisi le minimalisme des sensations et la science du montage pour tirer le portrait de l’artiste. Exit la linéarité et les caméos historiques à n’en plus finir, le réalisateur invoque les dieux de la littérature, de la musique et du cinéma. On est loin du film biographique à papa.

En soi, le biopic est un genre cinématographique des plus pauvres. Normalisé, standardisé à outrance, celui-ci peine bien souvent à donner autre chose à voir qu’une chronologie sotte mettant en perspective les grandes lignes de la vie d’une personnalité. Dans ce cadre contraignant sinon stérile, rares sont les cinéastes à trouver une brèche – pourtant essentielle à la définition d’un cinéma autre qu’académique. Mais à ce petit jeu, Bertrand Bonello – épaulé par un scénario des plus solides – fait des prouesses avec Saint Laurent : son nouveau long métrage brille partout où échouait, par exemple, le dérisoire Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert. Le style que laisse advenir Bonello dans Saint Laurent est sans concession, et va même jusqu’à atteindre par instants la complexité du récit et de la mise en scène de L’Apollonide (2011). Cette liberté tient sans doute au resserrement des années d’existence du couturier couvertes, comprises ici pour l’essentiel entre 1967 et 1976. Se dédouanant des passages incontournables du biopic filmés par Lespert ,par trop traditionnel, Bertrand Bonello donne corps à une œuvre à la fois très sophistiquée visuellement, et des plus romanesques.
Contrairement à des célébrités comme Claude-François ou Edith Piaf, avec lesquelles il est aisé de composer une trajectoire de récit axée sur la pauvreté, puis sur la concrétisation d’un rêve d’enfance teintée de gloire – toujours avec cette humilité d’artiste d’en bas qui plait tant au public -, et enfin sur la fin tragique, Yves-Saint Laurent suppose un autre schéma. À rebours des personnages classiques, celui-ci vient d’une famille fortunée où il a été choyé par sa mère et ses soeurs. Des l’âge de 17 ans, il décroche un concours de mode, est engagé par Dior à 20, fonde sa propre maison à 22 et devient star mondiale à 25. Mais en dépit de cette réussite totale à l’aune même de sa vie, Saint-Laurent restera à jamais un grand dépressif inadapté au monde, doublé d’un être énigmatique impénétrable. Sans prétendre en aucun cas percer ce mystère, Bertrand Bonello prend le parti de décrire son univers comme un monde à la fois beau et dur. En un mot : viscontien. Difficile, en effet, au même titre que L’Apollonide, de ne pas songer notamment au Guépard (1963) du maître italien : ici aussi, un espace tout de faste, refermé sur lui-même et comme caché des regards derrière de lourds rideaux, se délite peu à peu. Quoi de mieux pour Bonello que cet enfermement magnifique et décadent pour déployer toute la puissance et la radicalité de sa mise en scène ?

Chez Régine, à l’atelier, dans son appartement-mausolée, du côté des rues Spontini, Babylone, dans la chambre reconstituée de Marcel Proust… les lieux du quotidien de Saint-Laurent sont comme cristallisés, donnés à voir sous le prisme du rêve. Ce monde opulent cristallin, comme chez Visconti, paraît en dehors de l’histoire et de la nature – Bonello prend d’ailleurs une distance critique à ce sujet via un split-screen brutal encadré d’un côté par les défilés de la maison, inaltérables, et en parallèle par les événements de la fin des années 1960 comme mai 1968, l’IRA, etc. Qu’importe les transformations et bouleversements de l’ordre du monde, Saint-Laurent et sa bande restent, eux, immuables, envers et contre tout. Seuls changent la musique qu’ils écoutent et les vêtements qu’ils portent. Ils ont créé un monde qui leur appartient dont nous ne pouvons saisir les lois, où les détails les plus accessoires prennent une dimension d’urgence, et où l’extraordinaire devient superflu. Mais au-delà de la magnificence des espaces les environnant, tour à tour baignés d’une lumière spectrale rouge, bleue, jaune, blanche – comme autant de tensions et figures mentales -, se dissimule un revers implacable pour Saint-Laurent. Comme il le déclare à une cliente, il est à l’origine d’un monstre – lui-même – avec lequel il est condamné à travailler. C’est bien là tout le propos du scénario à tiroirs de Bertrand Bonello et Thomas Bidegain : comment vit-on avec Saint-Laurent, et qu’est-ce que cela en coûte ? Comment fait-on pour livrer quatre collections chaque année ? Sans fournir de réponse quant à la nature du mythe – en existe-t-il seulement une ?-, le réalisateur finit avec la dernière partie du film par en opposer un second : Helmut Berger, YSL à 53 ans, l’acteur fétiche d’un certain Luchino Visconti en outre adulé par Saint-Laurent himself – qui s’endort à l’écran dans son lit devant la VF des Damnés ! De 1976, année de doute où le couturier ne supporte plus de se voir dans le miroir, le récit vient en effet de bondir en 1989. Dès lors, le film devient encore plus mental. En plein développement de sa nouvelle collection, Yves-Saint Laurent se remémore le processus de création de son « ballet russe » de 1976. L’occasion notamment pour Bonello de tisser une superbe structure organique découpée entre pointes de présent et nappes de passé.

En un sens, cette fresque baroque psychanalytique qu’est Saint Laurent, avec ses installations rougeoyantes et bleuâtres, traduit dans sa forme à merveille une correspondance entre Andy Warhol – Endive Arol, dit Saint-Laurent dans une très belle séquence du film – et le couturier. Dans un courrier, l’artiste américain lui indique qu’ils sont tous deux les deux plus grands artistes du monde, et que les derniers médiums dignes d’intérêt sont pour lui le cinéma, la musique, la mode et la publicité. Or, sans pour autant remettre en question son style, Bertrand Bonello utilise ouvertement ces quatre dimensions dans Saint Laurent. Ainsi, l’esthétique haut de gamme propre à la publicité devient une composante à part entière dans le long métrage, au même titre que la musique – incantations soul, rock, blues -, presque omniprésente. Apothéose de ce métadispositif : le split-screen façon Mondrian bercé par les chœurs d’ouverture de la Passion selon Saint Matthieu de Bach pour mettre en scène le défilé triomphal de 1976. Coup de génie qui n’est pas sans rappeler l’inventivité de Richard Fleischer dans L’étrangleur de Boston (1968).
Autre coup d’éclat évident de ce Saint Laurent : l’idylle destructrice sous le signe de la nuit entre le couturier et le dandy Jacques de Bascher de Beaumarchais – Alain Guiraudie n’est pas loin. Sans oublier la séquence de négociation très The Social Network (2010) visant, pendant près de dix minutes, à récupérer le nom de la marque. Autant d’idées particulièrement bien amenées qui font de ce film une œuvre hybride éclatante. Une réussite totale qui prouve en tout cas que le biopic peut aussi donner lieu à de véritables propositions de cinéma.
À noter que la production de Saint Laurent a en réalité débuté nettement avant celle du Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert. Mais les producteurs de ce dernier ont tout fait pour sortir leur version en premier. Un retournement de situation qui n’aura en définitive donné que plus de latitude au réalisateur du Pornographe pour focaliser le récit sur une période spécifique et ainsi gagner en liberté.

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Durée : 150 mn


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