Rodin

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Ce portrait d’Auguste Rodin, n’en déplaise au sculpteur, est plus académique que « vrai » et manque cruellement de cette audace créatrice que possédait l’artiste.

Aux origines du Rodin, il y aurait eu, entre autres, cette phrase d’une amie de Jacques Doillon, au sujet de son film Mes Séances de lutte (2013) : « Tiens, Jacques a fait des Rodin. » Dans ce long métrage, un homme et une femme (James Thierrée et Sara Forestier) s’adonnaient à un corps à corps d’une puissance physique intense, arrimés l’un à l’autre, formant un bloc de bras et de jambes emmêlés, à la lutte, repoussant toute exténuation tel le marathon de danse d’On achève bien les chevaux (Sydney Pollack, 1969). Ils étaient, déjà, à l’image de La Valse de Camille Claudel, vue dans Rodin : deux corps sensuels et aimantés dans un tourbillon suspendu. Est-ce à cause de cette intrication de chairs, commune à Claudel et Rodin, que l’amie de Jacques Doillon reliait Mes séances de lutte au sculpteur ? Le film lui-même partait d’une image d’art, la Lutte d’Amour de Cézanne (1880). Une source artistique de retour, à l’ouverture de Rodin, avec La Porte de l’Enfer (1880-1917), inspirée de La Divine Comédie (1472) de Dante, première commande d’Etat pour Auguste Rodin, en 1880, et point de départ de ce biopic réalisé par Jacques Doillon sur le grand sculpteur français (interprété par Vincent Lindon) dont on fête cette année le centenaire.
 

Séances de lutte, séances de sculpture

C’est donc sur cette monumentale et saisissante œuvre en construction que le cinéaste ouvre son film, nous permettant d’emblée d’accéder, par l’image, à la « patte » géniale du sculpteur. En haut, au centre, Le Penseur (1880) surplombe la porte de son corps blanc. Nous sommes dans l’atelier de l’artiste, partout dans les plans des figures de plâtre attirent l’œil, développent les sens, la vue d’abord, puis le toucher, le modelé des sculptures, le travail de la glaise. Ces scènes d’atelier, qui confient les œuvres à notre sensibilité, sont les plus belles du film : ici, un long manteau de Balzac à la matière encore humide, pardessus de sa silhouette ventripotente calquée sur le modèle d’une femme enceinte. Toutes les « chairs crucifiées par le désir », les « bouches tordues », ou corps arqués font sensation d’eux-mêmes, alors que le maître les observe, les crayonne, puis les sculpte, leur tournant autour, comme on fixerait quelque chose de sacré, happé mais retenu par une distance invisible. C’est toute la limite que l’œuvre d’Auguste Rodin semble poser au film de Jacques Doillon, amenant à s’interroger sur la manière de filmer le geste du sculpteur dans un canevas formel et fictionnel plus large.
 


Le regard aux mains ou les mains au regard ?

A ce sujet, le réalisateur expliquait dans un entretien aux Cahiers du Cinéma (numéro 733, mai 2017) « En filmant, je me suis rendu compte que la sculpture ce n’est pas les mains : c’est le regard. » Une pensée intéressante mais contre laquelle, dans les faits, le film bute. Précisément, car le regard circule de sculpture en sculpture, parfois sur les mains de Rodin, là où le reste des composants du long métrage – du jeu d’acteur à ses dialogues – présente une forme de stérilité sensible, d’autant plus dommageable pour un cinéaste comme Jacques Doillon. En choisissant de représenter en parallèle l’acte de création et le lien amoureux qu’il développe avec Camille Claudel (Izïa Higelin), le réalisateur procède d’une mise en regard pertinente mais très déséquilibrée : que vaut la mise en scène plutôt académique de l’idylle des deux artistes, reposant sur une matière discursive assez désincarnée, face à la passion amoureuse logée dans un gros plan au début de l’oeuvre, sur les figurines représentant les deux amants de La Divine Comédie, Paolo et Francesca, échangeant leur baiser dans un petit vantail de la Porte de l’Enfer ?

Filmer vrai ?

Cette exigence de sculpter « vrai » chère au sculpteur, semble avoir déserté le jeu d’Izïa Higelin et de Vincent Lindon, la première à la composition si peu juste, le second aux expressions univoques échouant dans sa longue barbe. On parle trop dans ce film de Doillon, et l’on ressent finalement assez peu. C’est à travers le personnage de Rose Beuret (Séverine Caneele), la couturière du sculpteur, que celui-ci épousera à la fin de sa vie, que s’exprime de la plus belle façon le lien entre le créateur et son univers sentimental. Un délicat raccord de plan, de filiation de forme, passant d’un croquis de l’artiste à une poupée que berce Rose dans ses bras (elle à qui Rodin refusera toute sa vie un enfant) évoque ce lien et joint avec clarté la création de l’artiste à sa vie personnelle. Peu d’autres séquences réussiront cette jonction. L’incarnation vraie du film repose quasiment intégralement sur la représentation des sculptures, Jacques Doillon échouant, à force d’une audace formelle et sensible qui aurait pourtant pu être à sa portée, à tracer un chemin de cinéma à partir de cette matière en chef d’oeuvre. Comme le dira Camille Claudel au début du film au sujet de sa Porte de l’Enfer : « votre porte est fermée »…Ce que confirmera un inspirant plan final, tourné en 2017, à l’Open Air Museum de Hakone, au Japon, qui héberge le bronze du Monument à Balzac (1907) : une vue directe, d’écoliers venus jouer autour du massif écrivain immortalisé, à l’inextinguible présence, qu’elle change de lieu ou de temps, gommant d’une certaine manière, le geste de cinéma qui a cherché à l’accompagner tout au long d’un film.

Titre original : Rodin

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Durée : 119 mn


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