Retour en Normandie

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Un cochon qui peine à se dégager de son placenta originel, voilà comment tout commence. Un cochon que ses frères reniflent, lèchent puis piétinent, un nouveau-né qui étouffe doucement dans la paille. Son corps, d’une blancheur inquiétante, s’immobilise peu à peu. Une main s’empare de l’animal, le palpe délicatement, puis le tapote. De plus en […]

Un cochon qui peine à se dégager de son placenta originel, voilà comment tout commence. Un cochon que ses frères reniflent, lèchent puis piétinent, un nouveau-né qui étouffe doucement dans la paille. Son corps, d’une blancheur inquiétante, s’immobilise peu à peu.
Une main s’empare de l’animal, le palpe délicatement, puis le tapote. De plus en plus fort. Le geste est assuré, rassurant. Le cochon ouvre les yeux, enfin.
La grosse main est celle d’un paysan. Nous sommes dans une porcherie, assez moderne, et rendue bruyante par les innombrables portées des truies.
Nous sommes plus exactement en Normandie, à l’endroit même où René Allio tourna en 1975 le très étrange et inclassable Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère.

Lieu d’une quête infatigable donc, puisque c’est presque deux cents ans après les faits – le meurtre, par un jeune paysan, Pierre Rivière, de sa mère, de son frère et de sa sœur – que Nicolas Philibert revient, une fois de plus, sur les terres paysannes qui ont connu le drame.
Il y filme le visage de ceux que, trente ans auparavant, il recrutait, en qualité de premier assistant à la mise en scène, pour le tournage du film de René Allio. Des visages usés souvent, dont les rides témoignent de « l’eau qui a coulé sous les ponts » depuis le premier tournage, comme le rappelle Claude Hébert, celui qui interprétait Pierre Rivière il y a trente ans, devenu comédien à Paris puis prêtre à Haïti.

Retour en Normandie est un film d’une pureté incroyable, saisissante dès la première image. C’est un film dont l’immense richesse consiste en une grande sincérité, comme il n’en existe presque plus au cinéma. Nicolas Philibert filme comme il regarde, avec une tendresse infinie, avec beaucoup d’humour aussi. Un paysan sur son VTT exécute un semblant de figure acrobatique, en silence, le long d’une route, sans savoir peut-être même qu’il est filmé. La comédie est là, partout, tapie en coulisses, derrière la conversation, derrière le sujet invoqué. On se souvient des enfants de l’école primaire d’ « Etre et avoir », de leurs regards portés à la caméra, de leurs interrogations. Il y a dans les longs plans-séquences du réalisateur à la fois une forme de retenue et quelque chose de sincère et d’honnête à montrer ce que ceux qui sont filmés veulent cacher : les failles, la faiblesse, la vieillesse qui s’installe. La folie aussi, traquée jusque dans les histoires personnelles de ces comédiens d’un seul film devenus les personnages de leur propre histoire. La folie que Michel Foucault étudiait dans le fait-divers normand, celui d’un parricide, crime des crimes selon la loi du début du 19ème siècle. L’étrangeté et la déviance au cœur de la vie paysanne, du quotidien des paysans « englués » dans la terre, selon les propres termes de René Allio.

Ce quotidien-là a été bouleversé le temps d’un tournage à la fin de l’été 1975 alors que, au milieu du mois d’août, Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, l’autre assistant, sillonnaient à moto les routes des campagnes normandes, à la recherche de tous ceux qui, paysans, habitants des lieux, interpréteraient les rôles principaux du drame. Nicolas Philibert s’était alors arrêté sur certains visages, certaines voix. Il leur rend aujourd’hui autant visite qu’hommage, avec une simplicité bouleversante. À la manière d’un Depardon, sa caméra se fige souvent et, en silence, laisse parler et s’émouvoir les figures devant la caméra. Alors, ceux qui sont restés toute leur vie étonnés d’avoir été choisis pour le tournage, ceux qui continuent de craindre le regard circonspect et méfiant des voisins, paysans eux aussi, se révèlent soudain, au détour d’une conversation filmée par « Nicolas » qu’ils ont vu débuter et qu’ils tutoient, des comédiens d’une profondeur et d’un naturel de jeu extraordinaires. Ils rient d’eux mêmes, de la situation, de leur expérience d’acteur. Ils se trouvent mauvais là où ils sont bouleversants, ils se souviennent des premiers visionnages du film comme de moments passés à ne voir dans leur jeu parfait de sincérité et d’émotion que scolaire récitation. Eux qui « sont de la terre », ils peinaient alors à comprendre le réalisateur qui voulait les empêcher d’aider les techniciens au cadrage par exemple, sous prétexte que les comédiens doivent rester des comédiens, et seulement des comédiens. Aujourd’hui, ils regardent cette expérience comme une des plus riches de leur vie, même si jamais ils n’auraient envisagé de la poursuivre, sauf si, peut-être, elle avait été une nouvelle occasion de « jouer la comédie » avec leurs voisins, et de « bien rigoler ». Hormis le comédien principal, Claude Hébert, qui s’est vu proposer de nombreux projets après le tournage, et qui a connu une éphémère carrière de comédien à Paris, avec Jacques Doillon par exemple dans « La drôlesse » en 1978, pour lequel il monta les marches cannoises, tous ont ensuite poursuivi leur vie, comme avant, dans la campagne paysanne normande. Maintenant, ils ont vécu, certains ont traversé de douloureuses épreuves, comme celles que la vie réserve parfois. Ils ont vécu avec le souvenir lointain du tournage, de ceux qu’ils interprétaient alors. Ils s’étonnent de ressembler si peu à des personnages qu’ils ont habités, à qui ils ont redonné vie. Annick Bisson, qui jouait dans le film d’Allio le rôle de la sœur Rivière épargnée, s’étonne aujourd’hui quand elle s’aperçoit que celle qu’elle incarnait, bien qu’ « épargnée » par le drame, est morte jeune, célibataire et sans enfants. Elle avait vécu jusqu’alors avec l’impression de se reconnaître dans le personnage, de pouvoir s’identifier à lui.

Reparler de cette expérience qu’a été le tournage du film est l’occasion de reparler, encore une fois, de ce que veut dire être acteur, de ce que signifient le jeu, la comédie, le cinéma. Si pour certains, cela se résume à jouer le rôle du voisin de celui qui est déjà le reste du temps son voisin ; pour d’autres, comme Claude Hébert par exemple, il s’agit plus du fait d’habiter un personnage qui lui ressemble, dont le mystère lui est familier, et résonne en lui comme une invitation à réfléchir sur sa propre expérience. Souvent, c’est là que réside toute la richesse du travail du comédien selon les figures paysannes filmées par Philibert : ce long travail de mûrissement, de réflexion sur le sens de l’existence du personnage interprété, donc sur celui de sa propre existence. Le tournage a opéré une pause dans leur quotidien, une ellipse favorable aux questionnements, trop souvent abandonnés à la fin du tournage. Certains d’entre eux ressurgissent aujourd’hui, parfois entre famille, devant la caméra. Les enfants d’un père choisi à l’époque pour interpréter le rôle de « l’amant » s’interrogent sur les raisons de ce choix, sur la façon dont le doublage a été effectué. Le père répond vaguement qu’ils ont pris le « premier venu », la femme soupçonne en riant la lucidité des assistants quant au naturel de son mari.

Tous se laissent filmer, silencieusement, une nouvelle fois. Des sourires naissent au milieu de ces silences. Une distance adoptée avec humour vis-à-vis de cette caméra désormais familière, sans danger. Une maîtrise des règles du jeu, une maturité transparaît dans la façon que ces ex-acteurs ont de s’adresser au réalisateur pour évoquer leurs souvenirs personnels, leur expérience lointaine, sans perdre leur accent, sans trahir leur langage, leur quotidien. Quand il s’agit d’égorger une truie devant la caméra, les gestes sont familiers, sans hésitation. Rien n’est ôté à la brutalité inouïe du premier coup de massue qui s’abat sur le crâne du cochon, aux hurlements terribles de l’animal qui se débat. Le geste presque chirurgical du paysan qui tranche la gorge de la truie est stupéfiant d’adresse et d’impassibilité. Le sang coule à flots dans un baquet, puis un grand seau, lorsque l’homme se retourne vers la caméra : « on voit bien, là ? ».

Nicolas Philibert est un virtuose doué de la capacité à lire dans les visages, à deviner les pensées, à faire parler. Là où il pose son regard, les choses, les gestes et paroles prennent sens. Les métaphores naissent. Les souvenirs des autres deviennent les nôtres. L’émotion est immense quand le documentaire se fait autobiographie, quand l’histoire personnelle se substitue à celle des personnages filmés, à l’occasion de la découverte faite par le réalisateur d’une bobine écartée lors du montage, où le père de Nicolas Philibert, engagé lui aussi lors du tournage, et disparu depuis, joue un court rôle de clerc délégué après du roi pour réclamer la grâce de Pierre Rivière. Le plan, qui conclut le film, est silencieux. Il est le dernier de plusieurs extraits du film original, et sans doute le plus bouleversant, tant il porte en lui de souvenirs émus, de surprise et de nostalgie.

Titre original : Retour en Normandie

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Durée : 113 mn


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