Ressortie Écrit sur du vent (Written on the Wind – Douglas Sirk, 1956)

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L’acmé du mélodrame sirkien dans sa version numérique restaurée. Un évènement qui mérite en soi de recueillir toute la ferveur des cinéphiles.

« Le mélodrame est totalement irréaliste. Il est l’exaltation des sentiments et par là même la négation du réalisme. Le terme se rattache à la tragédie grecque antique, aux drames d’Euripide, de Sophocle et d’Eschyle. » (1)

Quoiqu’on ait pu le lire à satiété sous la plume d’innombrables exégètes, Écrit sur du vent ne se résume pas à ce mélo flamboyant stylisé jusqu’à la caricature. Pas plus qu’à un romantisme de façade magnifié par les fulgurances chromatiques du Technicolor et sublimé par Russel Metty, le directeur de la photographie de Spartacus (Stanley Kubrick, 1960), entre autres chefs-d’œuvre. À le revoir aujourd’hui, on est pourtant subjugué par cette surabondance de clichés, cette apothéose de simulacres et de faux-semblants. Au milieu de tout ce luxe fracassant, un coin de voile est levé sur l’aliénation de la famille upper-class en déliquescence d’un magnat du pétrole, irrémédiablement clivée dans sa folie auto-destructrice.

Dans une forêt incandescente hérissée de derricks, le feu des passions couve, attisé par un vent mugissant qui souffle sur les braises du drame. Éruptif à tout moment comme un geyser de pétrole, celui-ci déboule par effraction dans l’histoire, à l’image de ce roadster d’un jaune canari rutilant, conduit par le fils prodigue Kyle Hadley, bolide rétif qui se cabre sur les chapeaux de roues, déroulant le générique. Érotisation d’une puissance de l’argent trop tape-à-l’oeil pour ne pas dissimuler une faille béante. Les prémices du drame sont en place. Flashback.

Les réalisations américaines des « exilés d’Hollywood » que sont Lang, Ophüls, Siodmak, Sirk, pour ne citer que ceux-là, laissent transparaître une assimilation progressive ou, à l’opposé, une plus ou moins grande résistance au creuset hollywoodien. Pour exemple : l’écartèlement, le degré d’abstraction, voire les impostures des derniers films de la période américaine de Fritz Lang dénotent un réel désenchantement et une inadaptation patente. À telle enseigne que le constat qu’il dresse d’une société gangrenée est teinté d’un fatalisme foncièrement pessimiste qui demeure sa marque de fabrique. À l’instar d’un Max Ophüls dont il emprunte les brisées romanesques par l’embrasement, le chatoiement baroque de sa mise en scène, Douglas Sirk parvient à faire de ce déracinement le thème de prédilection autour duquel s’enroulent ses mélodrames.

 

  

Une tragédie de la prédestination et des amours frustrées

Quatre personnages-phares emplissent le drame, véritable brûlot autant que poudrière des passions exacerbées : Mitch Wayne (Rock Hudson), Lucy Hadley (Lauren Bacall), Kyle Hadley (Robert Stack), Marylee Hadley (Dorothy Malone). Marylee aime Mitch qui aime Lucy qui aime Kyle qui aime à son tour Lucy mais ne s’aime surtout pas lui-même dans un cercle vicieux. Le film n’a pour ressorts que les seuls conflits de caractères réfractés par les protagonistes dans un chassé-croisé incessant, où les psychés reflètent l’image dévastatrice de leur psyché. Enfermés qu’ils sont dans leur cage dorée et claustrés dans l’isolement de leurs frustrations. L’exposition qui prélude la tragédie permet à Sirk d’enchâsser l’action (drama en anglais) le plus près possible de son dénouement. Toutes les péripéties contenues dans un flashback élongé surgiront dès lors de la seule évolution des caractères dans une frénésie tourbillonnante que ne manque pas de suggérer le titre du film. En effeuillant l’éphéméride, le vent ouvrira et refermera dans un même souffle la parenthèse tragique. De là, cet éclatement temporel qui parcourt le récit d’un vibrato lyrique. La fatalité pèse de tout son poids sur ce quatuor qui lui prête quelques accents outrés qui entrent en résonance. La famille Hadley porte en elle les germes de sa décomposition. On songe à une tragédie grecque qui se jouerait sur un lieu gothique de théâtre élisabéthain. Le décor porte fortement l’empreinte du désordre intérieur dans lequel se murent Kyle et Marylee.

Marylee Hadley (qui vaudra à Dorothy Malone l’Oscar de la meilleure actrice dans un rôle de complément alors qu’elle supplante l’interprétation de Bacall) incarne brillamment l’Hermione d’Andromaque, Roxane et Phèdre tout à la fois. Son romantisme effréné et sa sentimentalité excessive la conduisent, de dépit, à une nymphomanie débridée. Éprise depuis toujours de Mitch Wayne (Rock Hudson) – celui par qui le scandale arrive -, elle croit pouvoir être aimée en retour. Cruellement déçue dans ses espoirs de conquête, elle se vengera avec la frénésie ingénue d’une enfant gâtée, brisant rageusement le jouet qu’elle ne peut posséder ; quitte à en être désespérée. Passant d’un extrême à l’autre, elle gardera, même au plus fort de sa passion dévorante et auto-destructrice, un fond d’inconséquence qui lui vaudra un peu de commisération.

Kyle/Stack est le fils indigne et le frère dégénéré, victime d’une oppression sociale paralysante. Comme l’année suivante dans La Ronde de l’aube (1957) du même Sirk, inspiré d’un roman de William Faulkner, Kyle ne semble « dominer la situation » qu’à bord de son jet privé. Écrasé par son environnement : un père qui lui préfère Mitch/Hudson et une sœur qui hâte sa dégradation par la tyrannie qu’elle exerce sur lui, Kyle devient une épave alcoolique à qui la conviction pré-supposée de son impuissance sexuelle porte un coup décisif. Lucy Hadley (Lauren Bacall) et Mitch Wayne composent la paire harmonieuse de ce carré infernal. Lucy n’est autre que l’incarnation d’Andromaque, l’épouse aimante et maternelle enchaînée pour le meilleur et pour le pire à un mari névrosé : Kyle/Stack. Mitch, quant à lui, est le positif de Kyle en grand frère un peu fade, équilibré, personnage sans aspérités apparentes.

 

 

Le bruit et la fureur

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que les figures qui séduisent a priori le plus soient outrées, implosives et passent la mesure. Ce sont elles qui dénoueront le nœud gordien du cataclysme familial, et dont le malheur sous-jacent les fera plaindre sans les faire détester. À l’exemple des romans de Faulkner, les moments critiques éclatent en autant de crises paroxystiques comme une bombe à fragmentation que rien ne peut désamorcer. Ainsi de la sarabande lascive et enfiévrée à laquelle s’abandonne Marylee, qui précipitera la mort du patriarche et, dans un effet boomerang, celle de Kyle qu’elle persuade malignement de son impuissance selon un tour irrévocable du destin : le fatum de la tragédie antique. Le dénouement de la tragédie laisse la femme héritière, seule, après le déferlement du vent, la désolation résultante et sur les bras un empire à reconstituer. Dans ces éclats tragiques, ces accès douloureux de désespoir et de folie névrotique, Sirk rejoint Minnelli où le fantasme devient à son tour un « mirage de la vie ». Écrit sur du vent, à l’instar de Comme un torrent  (1959), exprime les transports, les débordements du roman quand la crue de la violence rompt les digues, quand l’ivresse de l’emportement et la griserie romanesque dévastent tout sur leur passage.

De ce typhon des sentiments, Sirk fait surgir les couleurs les plus insensées et joue de leur contraste, de leur mélange détonant. Il dépeint la vie dans le spectacle et le délire, la débauche artificielle des couleurs qui se détruisent et se neutralisent mutuellement à l’instar des personnages qui ne peuvent pas vivre seuls mais ne peuvent pas non plus vivre ensemble. Parallèlement au décor et à la palette de couleurs sur laquelle le cinéaste étale sa lumière, la conjonction d’un montage elliptique et d’une musique aux contours mélodramatiques suscite le trompe-l’oeil de l’émotion auprès du spectateur. Douglas Sirk est et restera à tout jamais un réalisateur très romanesque, au suprême degré ; négligeant sciemment la réalité pour courir après des chimères de perfection.

(1) Decaux, Emmanuel, et Villien, Bruno, Entretien avec Douglas Sirk, Cinématographe, n°80 (juillet-août 1982), pp. 24-30.

Titre original : Written on the Wind

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Durée : 100 mn


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