Ressortie : « Bird » de Clint Eastwood

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Faisant corps avec la musique de Charlie Parker, génie prématurément disparu, « Bird » n’est peut-être rien moins que le véritable chef-d´oeuvre de Clint Eastwood.

Ce n’est pas un secret, Clint Eastwood est un fanatique de Jazz. Plus qu’un simple aficionado, il a joué de plusieurs instruments dans sa jeunesse, tels que le piano ou le bugle, instrument proche de la trompette. Dans le dossier de presse de Bird, il déclare : « Je me suis très tôt intéressé au jazz. Ma mère possédait une collection de disques de Fats Waller…Quand j’avais 15 ans environ, je jouais des ragtimes et du blues au piano dans une boîte d’Oakland. » Et plus loin : « C’est là que j’ai découvert Charlie Parker. J’étais totalement subjugué. » En 1988, il décide donc de tourner Bird. (L’oiseau, surnom de Charlie Parker) après avoir fait racheter par la Warner le scénario de Joel Oliansky sur la vie du jazzman, s’imposant comme seul réalisateur crédible pour ce projet – qui, on l’imagine, lui tient particulièrement à cœur, convaincu qu’il est d’être le seul à pouvoir saisir toute la subtilité du Bop.

Télescopage

Le film, salué dès sa sortie comme un chef-d’œuvre, l’est de toute évidence et ce quelle que soit l’approche que l’on choisit pour l’évaluer. Dans la catégorie biographie de jazzman, Bird dépasse de plusieurs têtes tout ce que l’on peut citer, comme par exemple le trop formaté et prévisible Ray de Taylor Hackford (2005). Bird est aussi vraisemblablement, au mitan de sa carrière de réalisateur, le plus grand film d’Eastwood, peut-être le plus singulier et le plus ambitieux ; mais c’est surtout tout simplement une œuvre majeure car sans concession, originale et d’une remarquable maîtrise dans la mise en scène, la façon qu’a Eastwood de nous raconter l’histoire de la vie brève d’un génie. Charlie Parker est mort en 1955, tué par la drogue et l’alcool. Il n’avait pas 35 ans mais paraissait en avoir soixante. Le film commence par cette fin mais nous ne savons rien  d’autre à ce moment précis. D’ailleurs, ce dénouement, cette atmosphère, comme ce face à face entre Charlie et sa femme Chan réapparaîtront dans le cours du film. Eastwood, pour évoquer la vie du plus grand saxophoniste alto de l’histoire de jazz, va s’employer à brouiller les pistes, imaginer une mise en scène très particulière qui, d’une certaine manière, se doit d’être la traduction la plus exacte (pour autant qu’une telle gageure puisse se concevoir) de la musique de Charlie.

En échappant d’abord à la structure classique en deux parties du rise and fall (l’ascension puis la gloire pour terminer par le déclin). Rien de tel dans Bird : Eastwood désire ardemment pour son film échapper aux schémas classiques et rebattus. Il ne veut pas tourner un film sur le jazz mais carrément filmer le jazz. Ambition démesurée, diront certains, mais que le réalisateur américain a bel et bien réalisé. Pour cela, il bouleverse l’ordre chronologique de la vie de Parker et s’attache à filmer quelques moments clefs de sa fulgurante trajectoire. Qu’importe le risque s’y perdre, l’essentiel c’est la musique, l’image qui doit devenir aérienne, légère, comme le vol de l’oiseau, comme un solo de Charlie à la sonorité acide et forte. Noël Simsolo, dans son ouvrage Clint Eastwood, un passeur à Hollywood (1) écrit : « L’essentiel de la structure du film est conçu selon une musicalité proche de celle que le jazz propose : un thème, des ponts ou dérives qui autorisent le chorus, la décomposition avec flash-back et flash-forward, sans jamais une signalisation générique pour souligner le passage d’un temps à l’autre, d’un ton à l’autre, d’un lieu à l’autre. Pas de titres informatifs en surimpression. Bird fonctionne sur la vitesse, la béance, la rupture et le télescopage. »

Lourd / Léger

Plus que cette mise en scène iconoclaste et complexe, Eastwood va pousser le perfectionnisme – véritable preuve de sa dilection pour le jazz – jusqu’à garder les enregistrements originaux de Parker, en les isolant des bandes originales, et réenregistrer les morceaux avec quelques musiciens de jazz parmi l’élite de la fin des années 80, comme le trompettiste John Faddis, le batteur John Guerin, le bassiste Ron Carter, le pianiste Walter Davis, pour ne citer qu’eux. Ainsi, Miles Davis et Dizzy Gillespie, qui jouaient avec Parker sur ces bandes originales, furent effacés. Eastwood fut certes critiqué pour ce bricolage par les puristes de la note bleue, mais le choix de ce dernier s’est avéré des plus judicieux, tant il lui permettait de na pas trahir Parker, tout en livrant une bande-son neuve, pour un large public. Car, comme le précisent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans 50 ans de cinéma américain, conserver le son originel aurait donné au film une couleur passéiste, les sections rythmiques souffrant terriblement des enregistrements de l’époque.

Presque tout le film est nimbé d’une lumière nocturne, presque floue. Ce sont les clubs de jazz de la 52e rue et les sombres intérieurs d’appartements new-yorkais. Ce parti pris d’une photo crépusculaire, et, d’une certaine manière, anti-commerciale est, après la forme sophistiquée de la narration, l’autre audace de Clint Eastwood. Il fallait refuser d’inonder de lumière vive la vie et la musique de Parker, lui qui n’a pas vraiment vécu sous les sunlights. Génial autodidacte, son talent hors-norme est reconnu par ses pairs de son vivant mais, sous l’emprise de la drogue depuis son plus jeune âge et dépressif, sa vie ressemblera plus à un enfer qu’à l’existence d’une star du show-biz. Sans cesse, toute la tragédie du musicien peut se résumer par le décalage entre la lourdeur du corps de Parker (campé par un immense Forest Whitaker) d’un côté, et le son sublime de son saxophone de l’autre ; la grâce et la légèreté du vol de l’oiseau toujours en contrepoint de ce corps lourd et seul. Seul et étranger en ce monde, même lorsque sur une scène il joue avec deux pointures de son acabit (Dizzy Gillespie et Miles Davis), Parker est le pôle magnétique du trio, les deux acolytes étant relégués en personnages secondaires. Charlie incarne toute la musique, l’essence du jazz.

Black and white

Un seul passage dans le film nous sort de cette ambiance trouble voulue par le metteur en scène. Moment de vie joyeuse et insouciante, lorsque Parker part en tournée dans le sud avec son ami Red, trompettiste blanc. Incroyables séquences à rebours de ce qu’un auteur hollywoodien aurait pu imaginer. En effet, dans les années quarante, la ségrégation raciale était bien réelle aux Etats-Unis, surtout dans le sud du pays. Or, précisément en filmant cette virée de musiciens black and white sur un territoire ou il était impensable d’organiser un orchestre mixte, Clint Eastwood affirme une part fondamentale de sa vision de l’Amérique, et en creux enfonce un coin dans la vulgate qui s’est construite sur l’homme Eastwood et ses opinions politiques. Souvent vu comme un réactionnaire patenté, homme de droite violent et manichéen, le cinéaste a souvent généré des opinions simplistes. Bird fut alors probablement le premier de ses films laissant entrevoir toute sa complexité en tant qu’individu et en tant qu’artiste. Ainsi, comme l’écrit Noël Simsolo, « jamais un film a autant désigné de frontières (de culture, de race, de mentalité et de musique), tout en signifiant qu’elles étaient fausses sur un plan humain (aventure amoureuse ou amitié du Bird avec des blanches et blancs) et artistique. »

Sans nul doute, Bird marque l’apogée de la carrière de son auteur. Parmi tous ses films, il y a certes quelques chefs-d’œuvres, mais Bird est sans doute le plus remarquable, car le plus évidemment personnel. Et le refus du compromis, marque de ce film et de son metteur en scène, se retrouve en exergue de l’œuvre, avec cette citation de Francis Scott Fitzgerald : « Il n’y a pas de deuxième acte dans la vie d’un Américain ». Pas de revival donc, encore moins de happy-end. Et pas de deuxième chance, pour Bird comme pour tout le monde.

(1) Editions Cahiers du cinéma


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