Rencontre avec William Friedkin (3/3)

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Suite et fin de notre entretien avec William Friedkin, qui revient sur les nombreux titres ayant jalonné une carrière en dents de scie, de ses premiers documentaires à « L´Enfer du devoir », en passant par son chef-d´oeuvre méconnu, « Sorcerer ».

Vous avez réalisé un documentaire sur Fritz Lang après L’Exorciste (1973), qui consistait en une longue interview avec le réalisateur. Comment ce projet est-il né ?

J’avais eu vent à l’époque que Fritz Lang était toujours vivant et à Los Angeles. J’ai appelé la Director’s Guild pour savoir où il habitait. Ils lui ont donné mon numéro et il m’a rappelé en me demandant ce que je voulais. « J’aimerais vous rencontrer », lui ai-je dit, « j’adore vos films et… » « Mes films, c’est de la merde ! » m’a-t-il répondu. « Ils ont été massacrés par mes producteurs et des gens stupides » ! Ça s’est arrêté là. Il m’a rappelé. Il était d’accord pour me rencontrer, dans sa maison de Valley Road. Il devait avoir 85-86 ans. Nous nous sommes assis dans son salon, où trônaient certains de ses designs de Metropolis (1927). Je lui parlais de ses films, et il me répondait : « Mais c’est un film raté ! Vous n’y connaissez donc rien » ! Ça a duré comme ça pendant une semaine, au bout de laquelle je lui ai dit : « Monsieur Lang, vous n’aimez peut-être pas vos films, mais beaucoup d’entre nous pensent que ce sont des chefs-d’œuvre intemporels. Pourrais-je amener des caméras pour filmer notre entretien » ?J’ai fini par le convaincre. Je me suis mis hors-champ, on ne me voyait pas à l’image. On a filmé pendant cinq jours, une heure par jour. Nous avons fait un montage pour accélérer un peu le rythme, et le film a depuis été distribué un peu partout, il est en bonus sur l’édition Criterion de M (1931)… Quelqu’un, je ne sais pas qui, l’a même posté sur Youtube ! Mais c’était extraordinaire. Il y avait notamment une anecdote terrifiante, au sujet de sa trilogie sur le Docteur Mabuse (1922 ; 1933 ; 1960). Le personnage était clairement inspiré de Hitler. Quand celui-ci a accédé au pouvoir, Fritz Lang a été convoqué au ministère de la Culture. « Je pensais que j’étais foutu », m’a-t-il dit. « J’ai fait des films anti-Hitler, et maintenant ils vont me tuer. » Il me décrit son arrivée au ministère, dans ces grands couloirs vides, avec un garde à chaque porte. Il pénètre dans le plus grand bureau qu’il n’ait jamais vu, s’assied face à un bureau surélevé. C’était le bureau du docteur Goebbels. Il attend alors, longtemps, et finalement Goebbels, qu’il décrivait comme un homme petit boitant fortement, arrive. Il s’assied en face de Lang, se penche alors vers lui et lui dit : « Herr Lang. Le Führer et moi pensons que vous êtes le plus grand réalisateur allemand en activité. Nous pensons que les films sont importants pour faire passer le message du Troisième Reich au peuple allemand et au monde. Nous voulons que vous soyez à la tête de nos studios de tournage ». Lang était pétrifié, et il a répondu : « Herr minister, vous devez le savoir, et je dois vous l’avouer, ma mère est juive ». Goebbels s’est alors penché en arrière dans son fauteuil, avant de se repencher en avant avec un sourire, en disant : « Herr Lang, nous décidons qui est juif ». Il l’a remercié, lui a dit qu’il lui donnerait sa réponse le lendemain, est rentré chez lui à Berlin. Avec son domestique, ils ont fait leurs bagages, mis tout ce qu’ils pouvaient dans un camion, et il a quitté son pays durant la nuit pour fuir aux États-Unis. Lang n’avait pas beaucoup de souvenirs de ses films allemands, et il adorait sa période américaine. Metropolis avait été considérablement mutilé. Mais cela reste un chef-d’œuvre, c’est un film incroyable.

 

Vous êtes attiré par des sujets assez sombres, ce qui contraste avec les opéras que vous dirigez…

[Il coupe] Sombres comment ?

Plus sombres que ce qu’on trouve dans le cinéma populaire.

Je ne sais pas ce que veut dire cinéma populaire. La base du cinéma, c’est le conflit. Je suis attiré par les conflits. Quand j’étais jeune, j’ai été très marqué par Poe. Je suis attiré par les extrêmes, les personnages autodestructeurs. Je trouve l’essence du drame là-dedans. Regardez Shakespeare, regardez Othello ou Hamlet ! C’est vraiment violent, il y a même du fantastique et des fantômes. Beaucoup de réalisateurs sont attirés par le côté obscur. Tout le monde est capable de faire du mal. Je ne vous connais pas, mais je pense que vous en êtes tous capables. Mais aussi de faire du bien. Les flics de French Connection (1971) représentent l’autorité, mais ils sont brutaux, ils font leur propre loi, tandis que le trafiquant de drogues est lui un gentleman, qui aime sa famille. Le Bien et le Mal sont présents en chacun de nous. Je suis fasciné par ça. Prenez l’Amérique, c’est un pays obsédé par l’idée de partir en guerre. Ils ont détruit l’Irak, des millions d’innocents sont morts. C’est dans la nature humaine.

Pourrons-nous découvrir un jour les documentaires que vous avez réalisés dans les années 60 ? Vous avez toujours parlé d’être réaliste dans vos films, il serait du coup intéressant de voir comment vous appliquiez cette règle au genre du documentaire.

Le premier film que j’ai fait fut un documentaire, The People vs Paul Crump (1965). Je l’avais tourné pour une chaîne de télé, pour 6000 dollars, et cela a lancé ma carrière. Mais, plus important, il a sauvé la vie d’une personne, Paul Crump. C’était un Afro-Américain qui était dans le couloir de la mort depuis neuf ans, et j’ai appris à devenir réalisateur pour le sauver. Et le documentaire a servi à ça. Le gouverneur de l’Illinois, qui avait vu le film avant tout le monde, m’a envoyé une note disant que le film l’avait influencé dans sa décision de commuer la peine de Paul Crump [Ndlr : libéré en 1993, Crump retournera en prison quelques années plus tard pour harcèlement. Il aurait avoué durant cette période à Friedkin qu’il avait bien commis le meurtre dont il était accusé]. C’est le seul documentaire que vous pouvez voir. Vous savez, j’ai appris à réaliser sur le tas. J’étais un réalisateur d’émissions de télé, d’émissions en direct.

Comment est arrivé le projet The Night They Raided Minsky’s (1968) ? C’est un peu le film qui vous a mis le pied à l’étrier.

J’étais ami avec les deux producteurs, qui m’ont demandé de tourner ce film sur le burlesque dans les années 20. Je n’y connaissais rien, mais c’était pour débuter une bonne opportunité de tourner un vrai film avec un bon budget. Mais cela reste un de mes films les moins intéressants. John Frankenheimer m’avait demandé au même moment d’être réalisateur de seconde équipe sur Grand prix (1966). Mon agent m’avait dit de ne pas accepter, car si j’avais été bon à ce poste, j’y serais resté coincé pour des années. J’ai suivi son conseil, ce qui s’est avéré utile.

 

 

Le Convoi de la peur (Sorcerer en VO, 1977) est un film résolument épique et méconnu, dont le tournage a souvent été comparé à celui de Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979). Comment s’est déroulé ce tournage ?

C’était très difficile ! [Rires] C’était fun, mais en même temps, beaucoup de gens de l’équipe sont tombés malades. À bien des égards, ce tournage était un peu maudit. C’est l’une des choses les plus difficiles que j’aie pu faire. Tout menaçait chaque jour de s’écrouler, comme un château de cartes. J’adore le film, il est devenu culte pour certains, les gens continuent de le montrer dans des festivals. Mais vous savez, je ne vis pas dans le passé. Je vis au jour le jour. Cela va me prendre cinq mois pour réaliser le futur Blu-ray de Sorcerer, il devrait si tout va bien sortir au printemps 2013 [Ndlr : Friedkin est à ce sujet en conflit avec Paramount et Universal, un procès devant se dérouler durant l’automne pour déterminer qui possède les droits d’exploitation du film]. C’est un procédé très long : vous devez travailler plan par plan, parce qu’ils proviennent tous de vieux négatifs. Ces disques ressemblent pour moi à l’image que je voyais à l’époque derrière la caméra. Cela n’arrivait jamais avec les pellicules 35mm. Beaucoup pensent que l’image de French Connection d’origine était rayée, sale. Mais c’était une erreur ! Les nouvelles versions ressemblent exactement à ce que je voulais.


Le Convoi de la peur
est notamment marquant pour sa scène du pont, qui a été réalisée en conditions « réelles ».

Nous ne pouvions pas tourner autrement qu’avec des effets mécaniques. Et cela a mis en danger la vie de beaucoup de personnes. Il n’y a aucun film qui mérite ne serait-ce qu’une cheville foulée. Quand j’étais plus jeune, plus stupide aussi, je n’y pensais pas. Mais la sécurité passe avant tout. Aujourd’hui, vous pouvez faire ces scènes sans risquer votre vie. Sur French Connection, si nous n’avions pas eu autant de chance, des gens auraient pu mourir.

Vous aviez envisagé pendant longtemps d’engager Steve McQueen pour le rôle principal. Avec le recul, pensez-vous que le film aurait connu plus de succès avec lui ?

Je pense même que le film aurait été meilleur avec Steve McQueen. Nous avions avec Walon Green écrit le script pour lui. Je l’ai rencontré pour avoir son avis sur l’histoire, et il a dit : « J’adore le script, j’adorerais le tourner, c’est ce que j’ai lu de meilleur ». Je lui ai dit que nous comptions tourner le film en Équateur. « Quoi ? Mais pourquoi ? », m’a-t-il dit. Je lui ai dit que j’avais vu sur place les plus beaux paysages du monde, notamment deux villages, qui étaient des décors fabuleux. Il m’a alors parlé de sa relation naissante avec Ali McGraw, qu’ils allaient se marier… Ils ne voulaient pas se séparer et il m’a donc demandé d’écrire un rôle pour elle. « Mais Steve, tu viens de me dire que c’était un bon scénario, je ne peux pas rajouter un rôle comme ça » ! « Ok », a-t-il répliqué, « tu n’as qu’à en faire une productrice associée, quelque chose comme ça, qu’elle ait un job à faire ». Et j’ai été un idiot. J’étais si arrogant, je lui ai dit que les productrices associées ne servaient à rien, que ce serait lui faire insulte. Il ne voulait pas la quitter si longtemps. Je suis donc passé à quelqu’un d’autre, sans me rendre compte, ce que j’ai fait depuis, qu’un seul gros plan de Steve McQueen valait le plus beau paysage qu’on puisse voir sur Terre. Un acteur comme lui dans ce rôle… Cela aurait été un classique.

Avez-vous d’autres regrets, à part Steve McQueen, dans votre carrière ?

En termes de casting ?

Casting ou autres.

Eh bien oui, j’ai été marié cinq fois ! [Rires] Je regrette les quatre premières. Mais ce n’était pas leur faute. Je n’étais pas prêt à être marié. J’étais impossible à vivre.

Le Convoi de la peur va enfin sortir en Blu-ray, mais c’est presque trop tard, car beaucoup de ceux qui auraient pu parler du tournage sont maintenant décédés. Envisagez-vous de faire un commentaire audio…

[Il coupe] Je ne crois pas aux commentaires audio. Le film parle pour lui-même. Beaucoup de gens de l’équipe sont encore en vie, comme les cascadeurs. Amadou, l’un des acteurs, est encore en vie, j’avais d’ailleurs tourné avec lui un autre film des années plus tard, L’Enfer du devoir (2000). Il vit au Maroc. Je ne crois pas par contre que nous ayons des vidéos sur le tournage lui-même, on ne faisait pas de « behind the scenes » à cette époque. Je veux juste sortir une version visuellement belle, avec un bon son, de ce film.

Que pensez-vous de cette ère digitale dans laquelle nous sommes entrés ?

Il faut s’y faire : il n’y aura pas plus de pellicule dans deux ans. Kodak a cessé de produire des films en 35mm. Tout va être digital. Même le Blu-ray disparaîtra, tout le monde téléchargera, en streaming, en Cloud. Cela s’appelle le progrès ! Regardez ce qui s’est passé avec la musique. Je ne regrette pas ça ! Le 35mm ne me manque pas, pas du tout. Je n’ai jamais eu une seule copie parfaite de mes films. Avec le Technicolor, la formule variait toujours, vous pouviez avoir une copie avec douze plans d’une couleur, trois de l’autre… Aujourd’hui nous pouvons travailler image par image, avec un timecode, et changer la couleur comme on le souhaite, instantanément. Le digital n’est pas un ennemi.

Le film Cruising (1980) est sorti il y a maintenant un moment en DVD, et comporte plusieurs scènes coupées. Mais il semble qu’il en manque beaucoup ?

Nous n’avons pas pu toutes les retrouver. Je ne sais pas où elles sont. Warner Bros aurait voulu les rajouter, mais impossible de remettre la main dessus. Cela arrive souvent, vous savez. Quand ils ont cherché le négatif original de certaines scènes du Parrain (Francis Ford Coppola, 1972), ils se sont aperçus que la pellicule était complètement rayée ! Ils ont dépensé des millions pour restaurer ce film. Il y a donc effectivement 40 minutes de Cruising que j’ai tournées, et qui dorment quelque part. Warner Bros s’en fout en fait, ils ont bien jeté les accessoires et les scènes coupées du Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939), ils ont vendu des bobines entières de Citizen Kane (Orson Welles, 1940) aux enchères. Spielberg en a acheté une ! Les studios ne respectent pas l’Histoire du cinéma.


Police Fédérale Los Angeles
(1985) est l’un de vos meilleurs films. La course-poursuite, en particulier, est vraiment phénoménale.

Merci beaucoup. Effectivement, je continue à beaucoup aimer ce film. C’était fun à tourner, ce qui n’a pas été le cas de tous mes films. Mais vous savez, c’est mieux que d’avoir à travailler pour vivre. Je veux dire, réaliser un film, c’est mieux que d’avoir un vrai boulot. La plupart des réalisateurs racontent des conneries sur leur boulot, sur le sens de leurs films, ce genre de choses… La vérité, c’est que nous aimons faire ça, mais que très peu de réalisateurs, surtout en Amérique, ont réellement envie d’être créatifs. C’est un business, pas de l’art, il faut que des gens aillent voir ces films. Je suis sûr que des gens vont détester Killer Joe. Ils en ont le droit. Je pense que le film est bon, j’y crois, sinon je ne l’aurais pas fait. Peu importe la controverse, si je crois que l’histoire parle de notre nature humaine, ça m’intéresse.

Qu’est-ce qui vous a attiré du coup vers un projet comme La Nurse (1990) ?

Je pensais à ce moment qu’il serait intéressant de réaliser un conte de fées sombre et contemporain. Je n’ai pas vraiment réussi. Le scénario ne fonctionnait pas vraiment. Tous les films sont d’une manière ou d’une autre affaires de compromis. Si un film ne fonctionne pas, c’est que j’ai fait une erreur. Pourquoi, comment ? Parfois vous ne savez pas. Je ne pensais pas que L’Exorciste aurait un tel succès. Quand nous avons fini le tournage, nous pensions que les gens se moqueraient du film en salles.

L’Enfer du devoir  est vu comme un film de procès, alors qu’il s’agit plus d’un film de guerre. Était-il difficile de tourner les scènes de combat ?

Non, pas vraiment. Nous étions censés tourner une scène de combat qui se passait au Viêt Nam puis au Yémen. Mais en fait nous avons tout tourné dans un village marocain. Paradoxalement, c’est sur ces scènes que je me suis le plus amusé. Beaucoup de gens ont pris ce film pour de la propagande américaine, un film pro-Bush. Ce n’était pas le but. C’est une histoire d’amitié, une histoire à propos de ce qui constitue un crime en temps de guerre. Comment pouvez-vous suivre des « règles d’engagement » [Ndlr : titre original du film] en pleine guerre ? On dit à des soldats qu’ils peuvent tuer des gens qu’ils ne connaissent pas et faire sauter des buildings, mais pas comme ça. Ces règles sont surréalistes. Elles disent que vous ne pouvez pas attaquer sans avoir été attaqués. Les États-Unis n’ont pas été attaqués par le Viêt Nam ! Ni par l’Irak ou l’Afghanistan ! Ils ont été attaqués par des gens qui y habitaient. Nous avons détruit l’Irak, qui était un des plus beaux endroits du monde. Les Irakiens sont les gens desquels je me suis senti le plus proche dans ma vie. Quand j’y étais en 1973, Saddam n’était pas encore président. À cette époque, les femmes portaient la burka si elles le voulaient, conservaient leur liberté d’expression.


Propos recueillis par Nicolas Lemâle – Avril 2012

Remerciements à Jonathan Lenaerts et à toute l’équipe organisatrice du Bifff.


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